Cet article fait partie d’une série intitulée : “Les Djiboutiens et la mer”, dont voici le sommaire :
A Djibouti, populations afares et somalies (Issas, Issaks, Gadaboursis, etc.) sont connues pour être des populations nomades, entretenant peu de liens avec la mer. Ancrées dans l’espace continental par les auteurs européens, ces populations percevraient “traditionnellement” la mer comme une frontière à leurs activités de transhumance pastorale. Du moins, le regard colonial a-t-il longtemps identifié – et enfermé dans cette identité réductrice – ces populations comme étant foncièrement terrestres.
Pourtant, la localisation de ports historiques sur la rive est-africaine, comme Tadjourah ou Zeyla, n’offre-t-elle pas les prémices d’une ouverture sur la mer ? L’intégration de ces populations dans des circuits régionaux historiques n’en fait-elle pas des acteurs majeurs du commerce maritime ? Ali Aref [1] rappelait lors d’un entretien à Djibouti-ville que les marins de Tadjourah faisaient commerce jusqu’aux Indes et Istanbul aux siècles derniers [2]. A la fin du XIXe siècle, l’arrivée du colonisateur français par la mer et son installation à Obock puis à Djibouti-ville, deux villes côtières, n’a-t-elle pas entrainé une évolution de l’identité de ces populations en les familiarisant plus encore avec la mer ?
Au XXIe siècle, deux constats permettent de contester le hiatus entre identité maritime et djiboutienneté. Spatialement d’abord, il paraît paradoxal de toujours qualifier les Djiboutiens comme un peuple terrestre lorsque 80% de la population nationale [3] vit à Djibouti-ville, entourée par les eaux et les ports de commerce, activité principale du secteur tertiaire (76% du PIB en 2017 [4]). Plus largement, la façade maritime djiboutienne représente un espace densément peuplé à l’échelle du pays, incluant quatre des six capitales de districts. Ensuite, il apparaît réducteur de qualifier la population djiboutienne comme un ensemble unique et homogène. Au sein de la communauté nationale, la présence d’une forte communauté arabe, d’origine yéménite et ayant entretenu de forts liens historiques avec la mer [5] contrebalance cette image.
Bab-el-Mandeb s’intéresse aujourd’hui à l’identité maritime des Djiboutiens. A travers une série d’articles illustrant les relations passées et présentes entre les populations djiboutiennes et la mer, il s’agit de comprendre comment cette identité maritime s’est construite et comment elle a intégré la grande histoire.
L’identité maritime d’un peuple peut prendre des formes bien originales, dont voici quelques esquisses. La Corne de l’Afrique, dont les populations côtières sont le plus souvent des populations nomades, est une région riche et paradoxale vis-à-vis de cette identité maritime. Reliée à l’histoire des peuples mais aussi à celle des États, l’identité s’illustre de manière totalement différente d’un pays à l’autre de cette région.
Au Nord de Djibouti, en Érythrée, la mer est devenue une partie prenante du territoire national et non pas une simple « frontière ». C’est parce que les Éthiopiens se sont battus pour conserver leur accès à la mer que celle-ci est devenue une partie intégrante du patrimoine national. Pendant la guerre d’indépendance, la mer fut tantôt un espace de débarquement de matériels, tantôt un lieu d’affrontement (Massoua, 1977, puis 1990) [6]. Les populations interagissent quotidiennement avec cet espace. Les pêcheurs afars d’Érythrée, soutenant la résistance érythréenne face à l’Éthiopie, utilisaient l’espace maritime comme espace de support [7] : transport d’armes depuis le Yémen, approvisionnement en nourriture pour les combattants, etc.
Au Sud de Djibouti, le Somaliland et la Somalie offrent une toute autre image de l’identité maritime. Du fait de l’histoire chaotique de ces régions, celle-ci se trouve plus largement marquée par la thématique de l’agression. La mer, c’est d’abord le lieu du débarquement des forces américaines lors de l’opération de maintien de la paix Restore Hope (1992 – 1993), vécu par les Somaliens comme un agression territoriale. La mer, c’est ensuite, paradoxalement, un espace de repli face à la mondialisation, avec l’émergence d’une piraterie endémique, au XIXe siècle [8] puis au XXIe siècle [9]. Elle est devenue un espace de captation de revenus via les activités de piraterie, au bénéfice d’un État paria et de populations à la marge du monde. La mer est ainsi une arène de résistance des populations somaliennes [10], dont les ressources de leurs eaux nationales (comme le poisson) ont été pillées par les entreprises étrangères.
Les surnoms donnés à Djibouti par des chercheurs ou les médias, nationaux ou internationaux – « port de l’Éthiopie », « Singapour sur mer Rouge » [11] ou encore « porte de l’Afrique » [12] – font toujours référence implicitement à la mer. Pourtant, l’identité maritime des Djiboutiens repose-t-elle uniquement sur la présence d’un port international ? Deux articles de Bab-el-Mandeb, publiés en 2016, rappelaient l’importance de la façade maritime [13]. Un troisième article, concernant le secteur de la pêche, offrait en 2017 un aperçu de ce secteur à Djibouti [14].
Alors que le XXIe siècle s’ouvre sur une prise de conscience des enjeux environnementaux – et donc de la biodiversité maritime –, nous publierons dans les prochains mois une série d’articles sur les liens protéiformes existant entre la population djiboutienne et la mer. A travers plusieurs objets historiques ou géographiques, tels que la révolte des dockers somalis dans les années 1930 ou la formation de la diaspora djiboutienne à Marseille dans les années 1940, Bab-el-Mandeb vous invite à sillonner les eaux troubles de l’identité maritime dans la Corne de l’Afrique… [15]
[1] Homme politique, vice-président du Conseil de gouvernement de la Côte française des Somalis de 1960 à 1966, président du Conseil de gouvernement de 1967 à 1976.
[2] Entretien réalisé à Djibouti-ville, février 2018.
[3] Saïd Chiré Amina, Djibouti contemporain, Paris, Karthala, 2013.
[4] Selon la Société générale, “Djibouti : risque pays – Économie”. URL : https://import-export.societegenerale.fr/fr/fiche-pays/djibouti/risque-pays-economie
[5] Rouaud Alain, «Pour une histoire des Arabes de Djibouti, 1896–1977», Cahiers d’études africaines, vol 37, N°146, 1997, p. 319 – 348. Plus récemment : Bezabeh Samson, Subjects of Empires, Citizens of States. Yemenis in Djibouti and Ethiopia, Le Caire, AUC Press, 2016.
[6] Arrault Matthieu, Pêche et pêcheurs à Massaoua (Érythrée), mémoire sous la direction de Daniel Balland, Université Paris IV Sorbonne, 2001. 111 pages.
[8] Dua Jatin, « A sea of trade and a sea of fish : piracy and protection in the Western Indian Ocean », Journal of Eastern African Studies, 2013, 7/2, pages 353 – 370.
[9] Marchal Roland, “Flibustiers ou corsaires ? Des enjeux de l’opération maritime internationale contre la piraterie à proximité des côtes somaliennes”, Politique africaine, 2009/4, n° 116, p. 85 – 96.
[11] Gascon Alain, « Djibouti : Singapour sur mer Rouge un confetti d’empire futur dragon africain », Outre-Terre, 2005/2, n°11, p. 451 – 466.
[12] Foch Arthur, « Djibouti, une nouvelle porte de l’Afrique ? L’essor du secteur portuaire djiboutien », Afrique contemporaine, 2010/2, n°234, p. 73 – 92.
[13] Lauret Alexandre, « Djibouti, objectif façade (partie 1) : le commerce maritime », Bab-el-Mandeb. Septembre 2016.
[14] Lauret Alexandre, « Être pêcheur à Djibouti : le paradoxe d’un secteur prometteur à bout de souffle », Bab el-Mandeb. Avril 2017.
[15] Le titre de cette série reprend celui d’une communication annoncée sur ce même site. Les articles qui vous seront proposés s’inscrivent dans le prolongement de cette conférence présentée à Djibouti le 7 février 2017.