Les Djiboutiens et la mer (4) : la fondation de l’Amicale des Originaires de la Côte française des Somalis

Cet article fait partie d’une série intitulée : “Les Djiboutiens et la mer”, dont voici le sommaire :

1. Introduction à l'identité maritime dans la Corne de l'Afrique
2. Enjeux politiques et socio-économiques au port de Djibouti-ville dans les années 1930 et 1940
3. Marseille, caisse de résonance des conflits intercommunautaires des années 1930 et 1940
4. La fondation de l’Amicale des Originaires de la Côte française des Somalis

Son illustration, qui représente le paquebot Maréchal Joffre des Messageries Maritimes, est tirée de l’excellent blog Marcophilie Daniel.

La “figure emblématique” [1] du marin, fondatrice de l’imaginaire associé aux communautés originaires de l’empire colonial français à Marseille, se conjugue au pluriel. Malgré l’hétérogénéité des profils et des trajectoires individuelles, des groupes se dessinent, se structurent et progressivement s’institutionnalisent. Les difficultés socio-économiques, génératrices d’une concurrence intercommunautaire renforcée par l’évolution des techniques de transport et le contournement des règles d’embauche par les armateurs [2] concourent à l’écriture et à la formalisation des liens de solidarité tissés selon l’origine géographique, l’appartenance ethnique ou tribale. L’identification de soi et des autres et les dynamiques d’inclusion et d’exclusion qui en découlent constituent ainsi des processus économiquement déterminés, fortement influencés par les armateurs et l’administration.

Dans le cas des navigateurs originaires de la Côte française des Somalis, il est possible d’identifier dans les années 1940 un noyau proto-diasporique [3] qui se cristallise sous la forme d’une association déclarée : l’Amicale des originaires de la Côte française des Somalis à Marseille [4].

1. Un contexte d’effervescence associative

L’accroissement du nombre de travailleurs coloniaux à Marseille dans l’après-guerre et la transformation du contexte économique favorise un fleurissement d’associations déclarées, généralement sur des bases communautaires :

L’institutionnalisation associative est le signe d’une conscience de soi en tant que groupe social doté d’intérêts communs ou convergents. Cette conscience de soi s’est trouvée nourrie depuis les années 1930 par le rassemblement de groupes informels au sein de cafés et de bars le plus souvent localisés entre le Vieux Port et la Joliette. Si nombre de ces établissements sont aujourd’hui fermés, la mémoire populaire et les documents d’archive permettent d’en retrouver la trace et suggèrent le rôle d’adjuvant joué dans ces lieux par certaines communautés installées de longue date à Marseille [5].

C’est dans ce contexte que naît l’Amicale des originaires de la CFS. Il convient également de replacer sa constitution dans le contexte particulier de l’essor politique de la colonie, que la création du Conseil Représentatif de la Côte Française des Somalis et Dépendances tend à accélérer notablement. Ainsi, l’effervescence associative observée à Marseille va de pair avec une tentative de refondation des sociétés somalies en septembre 1945 [6] puis avec la fondation du Club de la jeunesse Somalie et Dankalie en 1946.

2. La naissance d’une organisation proto-diasporique

L’Amicale des Originaires de la Côte Française des Somalis naît donc à Marseille au cours du premier semestre 1948. Ainsi que le note le Service de Documentation Extérieure et de Contre-Espionnage dès le mois de février, l’Amicale se présente comme une association d’entraide, ayant pour but d’entretenir d’une part des relations entre ses adhérents, et d’autre part des relations entre les compagnies de navigation et le ministère de la marine pour l’amélioration du sort des navigateurs originaires de la colonie.

Son objet social est le suivant :

1- Solidariser les liens moraux et matériels de ses membres
2- Entretenir les relations constantes avec MM. Les armateurs, les directeurs et capitaines d’armement des compagnies de navigation française de Marseille
3- D’entretenir également des relations avec les ministères de la marine marchande et des colonies […] avec la confédération générale du travail, en un mot, assurer la défense morale et matérielle de ses adhérents au sein des compagnies de navigation en entreprises privées. »
L’Amicale n’a aucun but politique.

L’Amicale des Originaires de la CFS rassemble en mai 1948 près de 250 adhérents. Le fractionnement clanique de ses membres permet d’identifier en leur sein une majorité d’Issacks Haber-Awals et d’Issas. La répartition géographique des domiciles personnels de ses adhérents, essentiellement concentrée autour du boulevard des Dames, de la rue de la République, du boulevard de la Major et du cours Belsunce, détermine l’emplacement de ses sièges sociaux successifs [7].

Sur la base d’une enquête prosopographique, concentration des adresses personnelles des navigateurs originaires de la CFS (la couleur rouge indique la domiciliation d’au moins dix navigateurs dans une même rue).

L’association s’inscrit donc à proximité des lieux de socialisation que sont les cafés et les restaurants, dans l’enceinte desquels se réunissent ses adhérents. Dans une optique de défense des intérêts corporatifs de ses membres, l’Amicale est également voisine des principales institutions relevant de cette compétence que sont le siège des Messageries maritimes, le Bureau paritaire de placement maritime et le siège des Affaires maritimes.

Fondée avec l’aide d’un ressortissant d’Afrique occidentale française, l’Amicale des originaires de la CFS demeure longtemps suspecte pour l’administration française et tend à inquiéter les autorités coloniales installées à Djibouti. Elle est tantôt accusée d’avoir parti lié avec le courant pansomali soutenu par les britanniques [8] et tantôt soupçonnée de sympathie à l’égard des milieux internationalistes, cégétistes et communistes.

Ces suspicions conduisent à une surveillance serrée des activités de l’association, dont les premières années mouvementées sont le témoin de divisions claniques et de rapprochements successifs, de dénonciations répétées des systèmes frauduleux préjudiciables à l’embauche des navigateurs somalis et de requêtes adressées sans succès à l’administration française, avec le soutien de plusieurs élus de la République. [9]

3. Les transformations postérieures de l’Amicale

Au cours des décennies suivantes, l’Amicale se métamorphose lentement. Devenue, en 1967, l’Amicale des originaires du Territoire français des Afars et des Issas (TFAI) puis, en 1977, l’Association amicale de bienfaisance des intérêts djiboutiens, elle se transforme une nouvelle fois en 2015, prenant le nom d’Association des Djiboutiens de Provence (ADjiP).

Domiciliée sur la Canebière, à quelques encablures de ses sièges sociaux historiques, l’ADjiP se donne désormais pour missions de :

  • défendre les intérêts des membres de sa communauté dans les difficultés qu’ils peuvent rencontrer au quotidien ;
  • permettre aux familles djiboutiennes de se rencontrer, de s’organiser, de s’informer et de s’entraider ;
  • promouvoir la solidarité sous toutes ses formes ;
  • organiser et soutenir des actions sociales et/ou humanitaires et/ou culturelles.

Bien que le déclin inéluctable de la navigation au charbon ait conduit à une diminution régulière du nombre de ses adhérents à compter des années 1960, l’Amicale est parvenue à trouver un second souffle en se tournant vers la jeunesse estudiantine. Association diasporique au sens strict du terme depuis l’indépendance de Djibouti, elle s’est également élargie aux populations non somalies. Enfin, elle s’est ouverte à tous les Djiboutiens de la région Provence Alpes Côte d’Azur (PACA), afin de mieux prendre en compte l’éclatement géographique de la diaspora, dont seuls quelques uns des membres les plus anciens continuent de demeurer au centre-ville de Marseille.

L’Amicale s’est ainsi adaptée aux évolutions démographiques de la communauté djiboutienne de Marseille et continue de jouer le rôle d’un liant communautaire. Par sa longévité et sa labilité, cette association démontre l’étroite imbrication des questions identitaires et des mobilités transocéaniques, qu’elles soient coloniales ou postcoloniales.


[1] Selon les termes de Bertoncello Brigitte et Brédeloup Sylvie dans Colporteurs africains à Marseille. Un siècle d’aventure, Paris, Autrement, « Français d’ailleurs, peuple d’ici », 2004, 167 p.

[2] Le contexte socio-économique de la création de l’Amicale des originaires de la Côte française des Somalis est détaillé dans notre précédent article.

[3] Rogers Brubaker (« The “Diaspora” Diaspora », in Ethnic and Racial Studies, no 28, 2005, p. 1‑19) retient trois critères distincts pour identifier les diasporas : la dispersion d’une population loin de son territoire d’origine, une orientation claire en direction de ce dernier,le maintien de frontières identitaires. L’usage du terme diaspora n’allant pas sans poser quelques difficultés dans le cadre colonial, la notion de proto-diaspora semble ici plus adaptée. Ce noyau accompagne, en tout état de cause, la construction identitaire à Djibouti.

[4] Cet article repose sur des recherches menées aux Archives nationales d’outre-mer (au sein du fonds Côte française des Somalis), aux Archives départementales des Bouches-du-Rhône (séries 148 W et 143 W) et auprès de la communauté djiboutienne vivant à Marseille (juillet 2018).

[5] Les cafés et les bars de Marseille jouent un rôle essentiel, à la fois dans la syndicalisation des marins de toutes origines et dans le regroupement des populations d’outre-mer. Nous remercions M. Adam Houssein Meraneh pour ses indications quant au rôle joué par les propriétaires d’établissements corses dans l’ancrage de la communauté djiboutienne à Marseille.

[6] A cette date, Mahamoud Haïd, figure politique montante en lien avec René Fahyé, tente sans succès de refonder les sociétés somalies nées dans les années 1930 et dissoute en 1940. Plus d’informations vous sont proposées à ce sujet dans notre précédent article.

[7] L’Amicale siège initialement 75 rue de la République puis, quelques mois après sa création, déménage au bar “L’Escale”, sis 45 boulevard des Dames.

[8] Le mouvement pansomali, structuré par la Somali Youth League (SYL) fondée à Mogadiscio en 1943, vise à rassembler les territoires sous domination éthiopienne, britannique et française et sous administration italienne afin de constituer une Grande Somalie indépendante. Ce mouvement prend aussi le nom de Hanolato (“Que vive la Somalie”).

[9] Les activités réelles et alléguées de l’Amicale et son inscription dans les grands enjeux politiques et économiques des années 1940-1950 feront l’objet d’un article ultérieur.