Les Djiboutiens et la mer (3) : Marseille, caisse de résonance des conflits intercommunautaires des années 1930 et 1940

Cet article fait partie d’une série intitulée : “Les Djiboutiens et la mer”, dont voici le sommaire :

1. Introduction à l'identité maritime dans la Corne de l'Afrique
2. Enjeux politiques et socio-économiques au port de Djibouti-ville dans les années 1930 et 1940
3. Marseille, caisse de résonance des conflits intercommunautaires des années 1930 et 1940
4. La fondation de l’Amicale des Originaires de la Côte française des Somalis

Les enjeux socio-économiques de l’accès aux emplois de dockers et de navigateurs à Djibouti-ville dans les années 1930-1940 trouvent un prolongement direct dans les principaux ports d’attache des grandes compagnies maritimes françaises. Le Havre, Bordeaux et Marseille concentrent les navigateurs originaires de l’empire colonial français, en attente d’un nouvel embarquement à l’issue d’une traversée.

Les activités maritimes déterminent ainsi le rassemblement des groupes somalis et yéménites à l’extérieur de leur territoire d’origine. Du fait de la précarité de leur situation économique, le rapport des populations djiboutiennes à la mer s’articule dès cette époque aux enjeux politiques de leur identification par l’administration française. La cité phocéenne, dont le quartier du Panier est particulièrement marqué par l’accroissement du flux des travailleurs coloniaux, devient alors le théâtre d’une concurrence intercommunautaire féroce entre les ressortissants de la Côte française des Somalis [1].

Avant-guerre : l’écho d’une concurrence entre navigateurs somalis et arabes

La vie associative djiboutienne se structure à partir des années 1930, avec la création en 1934 d’une Société de bienfaisance et d’une société sportive somalie, et en 1937 d’un Club de la Jeunesse arabe. Les années 1930 voient aussi l’apparition d’un Syndicat des gens de mer, qui naît dans un contexte particulier.

L’année 1935 est, en effet, émaillée d’incidents entre marins issas et yéménites, cristallisés par la politique d’embarquement des Messageries maritimes. Les évolutions législatives ultérieures, qui voient l’adoption d’un véritable droit du travail dans les colonies en 1936, l’apparition en 1938 d’un livret de navigation spécifique pour les marins enregistrés à l’Est de l’Afrique (dit “livret B”) et les dispositions prises ponctuellement par l’administration coloniale pour contraindre les compagnies maritimes, ne parviennent pas à satisfaire les récriminations des deux parties. Les travailleurs somalis se plaignent en particulier du favoritisme des armateurs à l’endroit des navigateurs d’origine yéménite, qu’ils aient été ou non installés depuis de nombreuses années sur le territoire de la Côte française des Somalis. [2]

En métropole, la structuration des travailleurs somalis et arabes est plus tardive. Elle commence à s’opérer à Marseille autour d’un trentenaire somali haut en couleur, René Fahyé, qui reçoit en avril 1937 un pouvoir légalisé du Syndicat des gens de mer [3]. Surveillé par les services de police, il est suspecté d’être « chapitré » par des syndicalistes affiliés à la CGT et fait l’objet d’enquête. Défenseur autoproclamé du droit au travail de ses compatriotes somalis, René Fahyé dénonce un système de falsification de livrets B auquel seraient mêlés certains fonctionnaires, au bénéfice des communautés arabes allogènes.

La principale cible de René Fahyé est un restaurateur yéménite installé à Marseille, devenu l’intermédiaire incontournable entre les armateurs et les ressortissants de la Côte française des Somalis. Ce “caïd” participe d’un système d’intermédiation connu de l’administration, dont les compagnies maritimes ne se cachent pas en dépit de son caractère illégal [4]. Premier bénéficiaire de sa position, le caïd est également susceptible de favoriser les travailleurs ou groupes de travailleurs de son choix. En l’occurrence, René Fahyé pourfend avec virulence le sort défavorable réservé par cet intermédiaire aux navigateurs somalis.

Après-guerre : une situation dégradée

Ces tensions intercommunautaires se prolongent après-guerre, à Djibouti comme à Marseille. Le nombre de livrets B délivrés à Djibouti est limité en 1946 et, dès 1948, l’administration coloniale admet la réalité du trafics d’actes supplétifs de naissance par la communauté arabe, ainsi que le favoritisme de ses propres services, du moins jusqu’en 1946.

Cette tardive prise de conscience des enjeux socio-économiques des dérives dénoncées par les entrepreneurs de cause somalis ne modifie pas en profondeur la situation de tension perceptible à Marseille. Brigitte Bertoncello et Sylvie Brédeloup en proposent l’analyse suivante [5] :

Les conflits au sein des milieux « djiboutiens » de Marseille étaient […] virulents, se développant en écho à la longue série d’affrontements qui ont opposé dans le port de Djibouti même, d’abord Arabes et Somalis, puis Somalis de Djibouti (Issas et Afars) et Somalis des territoires voisins, avec pour cause première l’accès différentiel aux emplois de marins et de dockers.

La concurrence persistante entre les groupes de navigateurs s’accroît encore avec la dégradation rapide des opportunités offertes aux travailleurs coloniaux, alors même que la reprise économique est tangible. La part des marins dits “indigènes” dans l’ensemble des renouvellements d’emplois passe de 3% de l’effectif global en 1946 à près de 50% en 1953!

Evolution de la part des marins indigènes sur l’ensemble de la main d’oeuvre disponible (AD13, 148 W 389)

Selon une note adressée au préfet par son cabinet en 1952, les causes de ce contexte défavorable seraient multiples. L’évolution des techniques de transport est la plus évidente, avec le remplacement des navires fonctionnant au charbon, qui exige pour le service des chaudières une main d’œuvre nombreuse et peu spécialisée, par des navires fonctionnant au mazout, puis le développement des transports aériens [6].

Le système d’intermédiation serait également en cause, provoquant parmi les travailleurs coloniaux des divisions préjudiciables à leur employabilité. Le manque de soutien des grandes centrales syndicales est également à noter, ces navigateurs étant généralement perçus comme des “jaunes”, des “briseurs de grèves” acceptant opportunément les conditions de travail dégradées proposées par les armateurs, sans démontrer la moindre solidarité avec les travailleurs métropolitains.

Enfin, le racisme des passagers comme des armateurs, qui cible particulièrement les populations noires, est également mentionné comme l’un des moteurs des difficultés d’embauche rencontrées par les navigateurs d’Afrique occidentale française, d’Afrique équatoriale française, de Côte française des Somalis, de Madagascar et des Comores.

Au sein de la communauté somalie de Marseille, la dégradation de la situation accroît le nombre de dénonciations, toujours portées par René Fahyé, mais également par de nouvelles figures de la lutte syndicale. Cette dernière tend à converger avec les intérêts des marins d’AOF [7] et commence à se structurer autour d’un café localisé boulevard de la Major, à proximité du Vieux Port, posant les fondations d’une future “Amicale des originaires de la Côte française des Somalis de Marseille” [8].


[1] Cet article repose principalement sur des recherches menées aux Archives nationales d’outre-mer (au sein du fonds Côte française des Somalis) et aux Archives départementales des Bouches-du-Rhône (séries 2331 W et 148 W).

[2] Pour plus de détails et de références bibliographiques sur les affrontements ayant pris place à Djibouti dans les années 1930-1940, il est possible de se reporter au second article de cette série, intitulé : “Les Djiboutiens et la mer (2) : enjeux politiques et socio-économiques au port de Djibouti-ville dans les années 1930 et 1940“.

[3] Concernant René Fahyé, se reporter en particulier à une lettre du Commissaire Spécial Sous-Chef de la Joliette datée du 11 août 1939, détaillant son parcours (Archives départementales des Bouches-du-Rhône, 4 M 2364).

[4] La loi du 13 décembre 1926, portant code du travail maritime, impose en effet l’embauchage direct des marins ou le recours aux bureaux paritaires de placement.

[5] Bertoncello Brigitte et Brédeloup Sylvie, « Le Marseille des marins africains », in Revue européenne de migrations internationales, no 3, vol. 15, 1999, p. 177‑197.

[6] Cet problématique est évoquée plus longuement dans notre précédent article.

[7] En 1946, les marins somalis de Djibouti mobilisent ainsi leurs homologues d’AOF, déjà structurés en association, afin de relayer auprès de l’administration française leur dénonciation du système clientéliste dont ils se disent victimes.

[8] Le prochain article de cette série sera précisément consacré à cette association.