Cet article fait partie d’une série intitulée : “Les Djiboutiens et la mer”, dont voici le sommaire :
Aimablement proposé par Laurent Jolly, ce texte en deux parties a fait l’objet d’une première publication en janvier 2019.
Comme nous l’avons vu précédemment, Marseille a fini par constituer un important point d’appui dans les stratégies migratoires des populations colonisées originaires de la Côte française des Somalis. En nous focalisant sur les relations sociales nouées au sein de la ville portuaire, nous tenterons ici de vérifier si la cité multiethnique de Marseille fut réellement un espace d’hybridations pour ces navigateurs, ou comment les clivages suscités par la situation coloniale se sont perpétués, transformés et finalement adaptés au fil du temps et des mutations de la situation coloniale.
Partie 2 : Marseille, espace d’hybridités ?
Dans « Colporteurs africains à Marseille », Brigitte Bertoncello et Sylvie Bredeloup (2004) montrent comment les chauffeurs coloniaux s’inscrivent dans le territoire marseillais. Etayées par les archives départementales et des témoignages recueillis à la fin des années 90, ce travail peut être affiné, complété par les informations recueillies dans d’autres dépôts d’archives.
Les bars et pensions jouent le rôle essentiel de « lieux de construction identitaire » selon les auteures de « Colporteurs africains… ». Plusieurs adresses sont mentionnées dans les archives : rue Mazenod pour pensions yéménites, mais aussi boulevard des Dames (« L’escale ») et boulevard de la Major pour les Somalis. Au plan des conditions de logement, il apparaît qu’elles se résument souvent à des îlots urbains tenus par des marchands de sommeil, notoirement insalubres pour le Conseil départemental d’hygiène et partiellement détruits pendant la guerre.
Les données manquent pour appréhender le rôle de Marseille dans le changement socioculturel des marins de l’océan Indien. Il est toutefois possible d’évoquer la forte solidarité entre colonisés, doublant la solidarité lignagère (solidarité « primaire »), le développement d’une débrouillardise inédite et d’une véritable capacité à saisir les opportunités, mais aussi l’impact politique de la découverte de la ville et de sa modernité, de ses loisirs et de ses moyens de transport sur des marins qui seront nombreux à revenir en Côte française des Djibouti…
La création en 1927 de la « Ligue de défense de la race nègre » par Lamine Senghor, dont le secrétaire général Tiemoko Garan Kouyaté vient à Marseille pour créer un « syndicat nègre » avec l’aide d’organisations communistes, s’inscrit dans ce contexte de changement socioculturel [1]. Cette ligue adresse au Ministère de la Marine marchande des plaintes pour discrimination à l’embauche, et procède à un travail de propagande anti-impérialiste, et donc anti-colonialiste [2].
Ce sont essentiellement les questions sociales qui provoquent une réaction de la part des marins coloniaux à Marseille. On trouve par exemple dans les archives des Messageries Maritimes des plaintes et pétitions datant de 1940-41 de chauffeurs arabes réclamant l’égalité des salaires, par un paiement de leur solde en francs et non plus en roupies. La politisation des éléments somalis est un peu plus tardive ; elle semble avoir été possible au sein de l’Association des originaires de la Côte française des Somalis, que l’on soupçonne de collusion avec la Somali Youth League, allégations coloniales confirmées par le récit de vie de Hussein Meraneh.
En tout état de cause, les navigateurs d’outre-mer démontrent leur capacité à utiliser les relais politiques, syndicaux existants et les contradictions de la situation coloniale. A contrario, la solidarité de classe semble inimaginable en situation coloniale, le clivage dominant/dominé étant induit en premier lieu par la sujétion et le racialisme.
On constate d’abord l’animosité des marins métropolitains à l’égard des chauffeurs d’Aden ou d’ailleurs, moins payés et donc privilégiés à l’embauche. Cette animosité prend forme dès 1910 quand, sur les quais de Marseille, les chauffeurs et soutiers français du Moulouya (Compagnie de Navigation Mixte, ligne de l’Algérie) décident de faire grève pour protester contre l’embauche de chauffeurs Arabes (Yéménites). Ce clivage racial se retrouve sur les navires où l’espace dévolu aux marins coloniaux est séparé de celui des Européens occupant des tâches semblables : cuisine séparée, alimentation distincte… De même, les compagnies maritimes en général et les Messageries Maritimes en particulier développent un racialisme à l’égard des marins coloniaux, conduisant à privilégier certains pour la chauffe (Arabes du Yémen), à exclure les autres (Somalis) et à essentialiser des qualités groupales, exactement comme put le faire l’armée co-sélectionnant ses soldats au sein des « races guerrières ».
Les passerelles entre marins coloniaux et métropolitains dans l’action syndicale furent rares, les premiers étant souvent considérés comme des briseurs de grève ou une force d’appoint, notamment après la scission syndicale de 1947-48. Tandis que la surveillance des Indochinois, plus politisés, se généralise par peur de la contagion communiste, les Arabes et Somalis sont principalement craints pour leurs circulations.
La concurrence entre colonisés est un autre phénomène très nettement observable dans le milieu maritime. Concernant les marins originaires de la Côte française des Somalis, elle fait souvent écho aux émeutes qui éclatent à Djibouti : affrontements entre chauffeurs sur les quais de Djibouti en 1937, manifestations de 1949 suite à l’assassinat de l’oncle de Saïd Ali Coubèche, conseiller de l’Union française, etc. A Marseille, elle prend la forme de tensions entre, d’une part, les marins de l’Afrique occidentale française et de la Côte française des Somalis, principalement représentés par deux associations, et d’autre part les Arabes du Yémen, considérés comme étrangers. Les uns et les autres formulent des demandes de quotas d’embauche dans un contexte de chômage sévère.
La mise en concurrence de la main d’œuvre coloniale, les assignations identitaires et la politique indigène dans la colonie ont entravé la conscience de classe, voire la conscience nationale, et ont accentué les clivages communautaires à Marseille comme en Côte française des Somalis, clivages toujours prégnants aujourd’hui en République de Djibouti…
[1] Voir Philippe Dewitte, Les mouvements nègres en France (1919-1939),1985.
[2] Notons, par ailleurs, que l’Interclub de Marseille a permis l’apparition d’une véritable formation politique locale (Constance Micalef Margain, 2015).