Les Djiboutiens et la mer (5) : Marseille et les inscrits maritimes de Djibouti, partie 1

Cet article fait partie d’une série intitulée : “Les Djiboutiens et la mer”, dont voici le sommaire :

1. Introduction à l'identité maritime dans la Corne de l'Afrique
2. Enjeux politiques et socio-économiques au port de Djibouti-ville dans les années 1930 et 1940
3. Marseille, caisse de résonance des conflits intercommunautaires des années 1930 et 1940
4. La fondation de l’Amicale des Originaires de la Côte française des Somalis

Aimablement proposé par Laurent Jolly, docteur en histoire de l’Université de Pau-Pays de l’Adour (UPPA) et chercheur-associé au laboratoire Les Afriques dans le Monde (LAM), ce texte en deux parties provient d’une communication présentée à l’occasion des 5ᵉ Rencontres des études africaines en France (Marseille, juillet 2018). Il prolonge la réflexion entamée sur notre site au cours de l’automne dernier en présentant des traces et éléments de réflexion pour une histoire sociale des gens de mer en situation coloniale (début XXe siècle- fin des années 50).

Préambule

Cet article porte sur les « navigateurs » engagés sur les rives du golfe d’Aden (ports d’Aden et Djibouti) par les compagnies de navigation françaises, en particulier les Messageries Maritimes, et ayant transité ou résidé à Marseille, premier port français à l’époque coloniale, un port largement ouvert sur l’empire colonial, notamment sur les routes maritimes de l’océan Indien et de l’Extrême-Orient. Il s’agit ici de se focaliser sur les hommes, sur les colonisés (sujets français ou britanniques) et ceux considérés comme étrangers car nés hors de possessions coloniales.

Comme le souligne l’auteur somalien Nuruddin Farah [1], ces « navigateurs » recrutés à l’époque coloniale par ces compagnies de navigation furent employés pour les tâches les plus pénibles de la navigation à vapeur, celle de chauffeur ou de soutier, à fond de cale, dans de gigantesques salles de machines bruyantes et étouffantes, chargés d’alimenter sous des températures dantesques les immenses chaudières des paquebots ou autres navires plus petits, ou bien chargés d’acheminer par d’étroites soutes la quantité de charbon nécessaire au bon fonctionnement de ces chaudières. Rien à voir donc avec les marins qualifiés de la navigation à voile si répandue dans le golfe d’Aden, les boutres pour nous Français, ou bien dhow en anglais, ou encore sambouk, zaroug plus ou moins grands mais tous équipés des voiles latines triangulaires caractéristiques de la zone de l’océan Indien. On est ici en présence d’un travail déqualifié à priori, le machinisme dans la navigation s’étant accompagné des mêmes mutations dans le travail que le passage dans l’industrie de la manufacture à l’usine : d’un travail nécessitant expérience et donc qualification, les évolutions techniques induites par la navigation à vapeur émiettent le travail à bord et permettent l’embauche d’une main d’œuvre déqualifiée, donc moins chère, et souvent sans relation avec la culture maritime transmise de génération en génération au sein des populations des espaces littoraux les mieux connectés aux circulations maritimes.

Cet article s’inscrit donc dans une perspective d’histoire sociale des populations de la Corne de l’Afrique et du Yémen à partir d’un territoire français, la Côte Française des Somalis (CFS). Il prolonge et complète une thèse consacrée au métier des armes dans la même région du globe, une histoire sociale des recrues de l’armée française engagées à Djibouti, travail dans lequel ont été abordés les motivations, le changement social induit par ces engagements, mais aussi les circulations humaines et l’« agency » (ou agentivité, NDLR) des recrues, véritables acteurs de leur parcours. En effet, contrairement à beaucoup d’autres recrues dans l’empire, il s’agit ici d’un engagement volontaire et non forcé par l’administration coloniale. Cependant le poids des contraintes naturelles et sociales dans la décision de se porter volontaire fut souligné. Circulations dans les empires, entre espaces dominés et métropole, entre différents espaces coloniaux, constructions identitaires et sociales, autonomie des acteurs sociaux et capacité à saisir des opportunités sont également au cœur des recherches en cours, seul le groupe social diffère à première vue. S’engager dans une armée étrangère ou sur des navires des compagnies européennes relève d’une stratégie d’acteur du point de vue du dominé, constitue une forme de salariat à bas coût pour l’employeur, et illustre par la même toute la complexité du travail en situation coloniale à une époque ou l’esclavage est remplacé par l’engagisme dans les îles de l’océan Indien, alors que la croissance des échanges maritimes introduit dans les façades portuaires des territoires coloniaux de nouveaux rapports de production et donc de nouvelles relations de travail si bien analysées par F. Cooper à propos des travailleurs du port de Mombasa.

Présenter ce projet de recherche à partir de la problématique d’aujourd’hui (les usages de Marseille par ces navigateurs) permet d’abord d’interroger les circulations induites par l’expansion coloniale et particulièrement par l’extension et l’intensification des relations maritimes entre l’Europe et les rives de l’océan Indien. Car Marseille fut tout à la fois une escale sur les routes migratoires, mais aussi une destination à part entière, même si les archives partielles et partiales ne nous permettent pas en l’état de répondre à toutes les interrogations.

Partie 1 : Marseille, port d’escale ou destination finale ?

Il est difficile d’avoir une idée du nombre de colonisés parmi les marins de Marseille, car la population des inscrits maritime est flottante, la plupart ne résidant dans la cité phocéenne que temporairement, entre deux embarquements, ou en période de chômage [2].

Par exemple, Ibrahim Ismaa’il ou Saalah Abdullah réside deux mois et demi en 1918 à Marseille avant de trouver un éphémère emploi à Sancerre dans un camp militaire américain, puis une période brève à nouveau avant de trouver à s’embarquer sur un navire anglais, lequel recherchait à compléter son équipage « by the round ». Cette anecdote confirme à la fois que les salaires français étaient inférieurs aux britanniques, et que l’inscription maritime n’avait aucun monopole dans l’embauche des soutiers.

Marseille est, en tout état de cause, une escale majeure sur les routes migratoires des navigateurs du Golfe d’Aden. L’article de Daouda Gary-Tounkara, publié en 2014 dans les Cahiers d’études africaines : « De Dakar à NY. Récits de marins de l’Afrique francophone à la découverte de l’Amérique au tournant des années 20 », en s’appuyant sur les travaux notamment de François Manchuelle, est très éclairant sur les liens pouvant exister entre navigation à vapeur et main d’œuvre coloniale. Il note ainsi que les migrations vers la métropole prolongent celles vers la ville coloniale. Dans le cas de la Côte française des Somalis, Djibouti a bien été le levier vers ces migrations lointaines, et la navigation à vapeur fut le vecteur majeur des déplacements, notamment grâce aux emplois dans les machines. Car la déqualification du travail consécutif aux innovations techniques a, en France d’abord puis ailleurs dans le monde, rendu la mer accessible à des personnes sans aucune culture maritime, sans aucun savoir-faire particulier.

Dans ce même article, l’auteur émet l’hypothèse « les migrants ont pu rejoindre les Amériques avec l’aide active mais discrète des compagnies maritimes ». Dans le cas qui nous occupe, les Messageries Maritimes ont, de facto, organisé un courant migratoire discret vers Marseille, point d’arrivée de ses navires des lignes de l’océan Indien.

Son intérêt premier fut, sous couvert de la pénibilité du travail en machines au-delà de Suez, de payer moins cher une main d’œuvre docile, au moment où naissait la Fédération nationale des syndicats maritimes (1899) et que de modestes progrès sociaux sont introduits en faveur des marins métropolitains. La question va très vite devenir vitale pour les Messageries Maritimes, en concurrence notamment avec la Peninsular and Oriental Steam Navigation Company (P&O), favorisée par une législation britannique plus libérale [3].

Au tournant de la Grande Guerre, il s’agit également de remplacer les chauffeurs européens mobilisés. En Grande-Bretagne, les compagnies cherchent également à remplacer les marins originaires d’Europe du Nord, qui représentaient un tiers des marins avant 1914.

Ces différents recrutements se firent par le biais de « sous-traitants », permettant ainsi à la compagnie de ne pas apparaître comme responsable de la venue en Europe de centaines de Yéménites ou Somalis. Marseille devient, dès lors, un point d’appui essentiel dans les stratégies migratoires de ces derniers. Si Marseille n’est pas, a priori, leur destination finale, elle le devient dès lors que les marins yéménites ou somalis sont refoulés de Grande-Bretagne au détour d’émeutes raciales et qu’un système de rotation des équipages est instauré.

La diminution des besoins en main d’œuvre coloniale sur les navires au long cours débute dès 1928. C’est à partir de cette date que les litiges entre les différents restaurateurs, très actifs comme trafiquants de main d’œuvre, font leur apparition dans les archives, de même que les rivalités entre communautés. En effet, à Marseille existent des relais : ce sont les « boarding houses » ou pensions, qui fournissent gîte et couvert, mais aussi papiers et embauches aux gens de mer originaires des colonies, enfermés par un système de dette auquel il semble difficile d’échapper…


[1]

[2] Les chiffres sont difficiles à établir, du fait d’une véritable méconnaissance des services de police, mais aussi du caractère flottant de cette population. Il est, de même, difficile de nommer ces marins : Arabes, noirs Somalis, originaires de la CFS, originaires, ressortissants de l’Union française…

[3] L’Acte de navigation de 1793 autorise l’armateur à réserver un quart de l’équipage aux étrangers. Le Conseil d’État, dans un avis de 1910, permet finalement de considérer les sujets français comme faisant partie des trois quarts de l’équipage : une aubaine pour les Messageries Maritimes !