À Djibouti, une armée en gestation, 1999-2012 (partie 3)

Publié en trois parties, cet article entend éclairer les liens entre la coopération militaire française et la construction de l’État en République de Djibouti entre 1999 et 2012. Son premier volet est paru en janvier 2017 et son deuxième volet en février de la même année.

Asseoir une légitimité régionale

Dernière ambition du gouvernement d’Ismaïl Omar Guelleh pour les Forces Armées Djiboutiennes, et non des moindres : asseoir la légitimité internationale de la République de Djibouti et rejoindre, au sein de l’Union africaine, le rang des nations contribuant directement à la paix et à la stabilité régionale. C’est au travers de l’African Union Mission for Somalia (AMISOM), mission multilatérale née d’une décision du Conseil pour la paix et la sécurité de l’UA en janvier 2007 1 et mandatée par l’ONU en février 2, que Djibouti cherche à concrétiser cette volonté. Au-delà de son utilité sur le terrain et compte tenu de son ampleur, c’est bien sur le plan symbolique qu’il convient de chercher le sens de cet engagement, la capacité de projection d’un État constituant un élément-clef de sa puissance 3.

Les positions djiboutiennes sur la crise somalienne sont historiquement en accord avec les intérêts français. Dès la conférence d’Arta en 2000, Djibouti s’est « positionné comme un interlocuteur de premier plan, soucieux d’une stabilisation effective de la région, et notamment, de la situation en Somalie » 4. Le président Guelleh n’a jamais caché qu’il n’envisageait « pas d’avenir stratégique sans la Somalie » 5, et quoique Djibouti se soit toujours efforcé de se tenir éloigné des conflits régionaux, elle engage en 2011 un bataillon dans l’AMISOM.

Dans ce cadre, la coopération militaire internationale joue une fois de plus un rôle prépondérant, la « vraie efficacité culturelle » 6 des soldats djiboutiens projetés en Somalie ne pouvant suffire. La centralité de son volet français doit être soulignée, sous ses formes structurelles comme opérationnelles.

Outre les entraînements communs et le travail de formation réalisé sur le long terme par les membres des FFDj, c’est grâce à des actions ponctuelles entrant dans le cadre de la coopération opérationnelle qu’a été rendu possible l’envoi des troupes djiboutiennes en Somalie. Cette offre coopérative a notamment pris la forme de « stages de formation tactique » 7, à l’image de stages parachutistes, au nombre de trois en 2011, ou de stages d’aguerrissement commandos, également au nombre de trois. Ceux-ci ont permis la préparation du bataillon djiboutien engagé dans l’AMISOM, et répondent donc directement aux besoins exprimés par les deux parties.

Au plan de la coopération structurelle, c’est le projet « Ressources humaines-formations » qui s’est avéré particulièrement précieux. Celui-ci s’emploie à compenser les difficultés relatives à la gestion de la chaîne de commandement. Avec ses quatre coopérants, il est au « cœur de [la] coopération », et permet la « montée en puissance de l’académie militaire d’Arta » 8 ainsi que le soutien à l’école militaire de Holl-Holl. Il suit également la formation de la trentaine de cadres djiboutiens formée chaque année en France ou en École nationale à vocation régionale (ENVR) en Afrique. Son utilité pour l’engagement de la République de Djibouti dans l’AMISOM et son affirmation sur la scène internationale repose principalement sur la préparation en amont de la relève des troupes engagées en Somalie en 2013.

Finalement, les dons de matériels par la France occupent une place non négligeable dans le dispositif djiboutien en Somalie. L’une des missions des FFDj est en effet de « pallier les insuffisances d’équipements de l’armée djiboutienne dans tous les domaines » 9. Les transferts d’équipements sont néanmoins peu réguliers, et entrent généralement dans un cadre déterminé à l’échelle européenne : ReCAMP (Renforcement des Capacités Africaines de Maintien de la Paix), amorcé en 1997 par la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis sous l’égide de l’ONU, et devenu en 2007 EuroReCAMP, programme européen de coopération dans le cadre de la Politique Commune de Sécurité et de Défense (PCSD).

D’une manière générale, il n’y aurait historiquement pas eu de don de matériels lourds « depuis quinze ans au moins », et peut-être « quelques VBL il y a vingt-cinq ou trente ans », car Paris se concentrerait sur le « transfert de compétences » 10. Pour autant, l’utilité des dons effectués est indéniable. Un premier exemple de transfert utilisé dans le cadre de l’AMISOM est celui de treillis réformés en 2012. D’autres profitent plus directement à la Somalie. Suite à l’obtention de véhicules tous-terrains déclassés de type Land Rover pour une opération de deux compagnies djiboutiennes à Mogadiscio, les forces djiboutiennes elles-mêmes ont ainsi pu procéder au don de leurs matériels obsolètes aux Forces de sécurité somaliennes 11.

Cette dernière pratique constitue une forme de redistribution de l’aide, qui permet à la France d’assurer un peu plus le succès des forces régulières dans un pays en crise, tout en offrant à Djibouti l’occasion de devenir un acteur plus influent dans la région. Outre sa capacité de projection militaire, la jeune République fait ici la démonstration de son statut de puissance régionale en gestation par un geste aux visées d’abord pratiques, mais à la portée hautement symbolique. Elle assoit ainsi sa légitimité sur la scène internationale, se plaçant essentiellement sur un même plan que son ancienne métropole coloniale.

Conclusion

Les enquêtés sollicités au cours de cette investigation ont permis de brosser un tableau général de la coopération militaire à Djibouti depuis la fin des années 1990. Pour chacune des quatre missions assignées aux FAD, il est possible d’identifier la dimension stratégique et concurrentielle de la coopération telle que pilotée par le président Guelleh depuis son élection. Ce rapide panorama des formes de coopération militaire tend en outre à en démontrer l’importance dans le processus de renforcement capacitaire engagé depuis 1977, placé au service du processus historique de construction de l’État djiboutien.

Pour autant, face à l’ampleur de leurs missions, les FAD demeurent encore, malgré la multiplication de leurs partenaires, insuffisamment équipées et préparées. Incapables de libérer les capacités nationales en une seule décennie, les formes de coopération négociées par le gouvernement Guelleh répondent avec un succès variable à l’ambition de poursuivre la construction de l’État par le renforcement de l’armée. Instrumentale dans la poursuite des stratégies développementistes djiboutiennes12, cette dernière demeure donc à l’arrière-plan des projets civils, portés par une coopération internationale plus diversifiée, à laquelle participent massivement la Chine et les États du Golfe.

Il convient finalement de retenir la centralité persistante de la coopération militaire française, dont la contribution indirecte à la construction de l’État djiboutien faiblit peu, comparativement au poids pris par ses autres partenaires. Sa dimension matérielle en est la plus visible, mais également la plus efficace au vu des objectifs énoncés. Le caractère contingent du lien de dépendance à la France, aujourd’hui affaibli, semble donc résider avant tout dans l’ambition de construire l’État djiboutien en adéquation avec le modèle traditionnel d’État-nation westphalien 13. En d’autres termes, la subjectivation de l’extraversion djiboutienne est d’abord celle de ce modèle perçu comme universel, avant d’être celle des signes matériels de la dépendance.

Bibliographie

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1 UA, Communiqué du Conseil de Paix et de Sécurité, PSC/PR/Comm(LXIX), 19/01/2007.

2 ONU, Résolution 1744 (2007) du Conseil de Sécurité, 20/02/2007.

3 Nye J., Keohane R., Power and Interdependence: World Politics in Transition, Londres, Longman, 2000.

4 Bethencourt-Dumora C., « Djibouti, la voie de l’émergence ? », Revue Défense Nationale, n°750, mai 2012, p. 115-120.

5 Entretien avec A. Omar Abdillahi, Djibouti, 9 mars 2013.

6 Entretien avec É. de Vathaire, 9 mars 2013. Liée à la proximité culturelle historique des Issas avec les clans majoritaires au Somaliland, cette efficacité se mesure à la fluidification des relations qu’elle permet entre les troupes étrangères et les populations locales.

7 Ambassade de France à Djibouti, Fiche « coopération militaire », mars 2013.

8 Ambassade de France à Djibouti, Fiche « trois points », mars 2013.

9 Ambassade de France à Djibouti, Fiche « coopération militaire », mars 2013.

10 Entretien avec É. de Vathaire, 9 mars 2013.

11 Échange de courriels avec J. Biau, 9 avril 2013.

12 Houssein S. H., Djibouti : économie du développement et changements institutionnels et organisationnels, Paris, L’Harmattan, 2007.

13 Médard J.-F., « Le modèle unique d’État en question », Revue internationale de politique comparée, vol. 13, n°4, 2006, p. 681-696.