À Djibouti, une armée en gestation, 1999-2012 (partie 2)

Publié en trois parties, cet article entend éclairer les liens entre la coopération militaire française et la construction de l’État en République de Djibouti entre 1999 et 2012. Son premier volet est paru en janvier 2017.

Préserver l’intégrité territoriale

Si la coopération militaire est un contributeur essentiel au renforcement capacitaire et une béquille pour les Forces Armées Djiboutiennes (FAD), au service de l’État et de sa stabilité, elle n’est pas moins cruciale pour la préservation de l’intégrité territoriale de Djibouti. La crise érythréenne et ses conséquences offrent l’exemple le plus pertinent de l’inscription de cet enjeu dans l’actualité djiboutienne.

En tant qu’État, l’Érythrée est une création très récente, et la frontière djibouto-érythréenne est assez instable 1. La forte répulsion des Djiboutiens à l’égard de l’Érythrée est ancienne et se nourrit de conflits territoriaux hérités des relations djibouto-éthiopiennes. En juin 2008, des escarmouches ont finalement éclaté à la frontière entre les troupes des deux États, faisant du côté djiboutien au moins neuf morts, cinquante blessés et dix-huit prisonniers 2. L’incident est ainsi présenté par l’attaché de défense français alors en poste :

« En février 2008, les Érythréens se sont installés sur la frontière, sans que les Djiboutiens les voient. Ils ont attendu juin pour s’en rendre compte. Ils se sont imbriqués, comme on dit. Les Érythréens se sont avancés de cent mètres. »

Cet incident a déclenché une certaine tension entre Paris et son allié est-africain, au motif que Paris n’aurait pas honoré ses obligations défensives 3. Pourtant, la France a réagi en mettant en place une série d’outils aériens et maritimes. Cette attitude contraste avec la passivité de la Combined Task Force – Horn of Africa (CJTF-HoA) américaine, installée au Camp Lemonnier depuis 2002. L’attaché de défense explique le refus d’envoyer la chasse sur Asmara, dans la mesure où aucune guerre n’était déclarée entre l’Érythrée et la France. En somme, Paris aurait « refusé de faire le coup de feu » 4, tout en installant une ligne de sécurité à dix kilomètres au Sud, suffisant à empêcher toute invasion, et en fournissant un soutien sanitaire et logistique en hydrocarbures.

La crise s’est achevée par la condamnation onusienne de l’Érythrée, suivie en 2009 par la résolution 1862 du Conseil de sécurité, destinée à lancer un embargo sur la vente d’armes à cet État. Pourtant, elle a laissé des séquelles dans la relation franco-djiboutienne, conduisant à l’interdiction de tout le Nord du pays aux FFDj, y compris l’aviation. Officiellement, la ligne s’étend de Khor Angar à Balho ; officieusement, il est interdit aux militaires Français de traverser le golfe de Tadjourah sans y avoir été préalablement invités. La tenue de l’opération Amitié avec les forces djiboutiennes a également été perturbée par la crise érythréenne : cette opération aux enjeux pratiques, mais aussi symboliques, se déroule chaque année sur trois ou quatre jours, et l’attaché de défense note que depuis 2008 il devient plus difficile d’avoir des Djiboutiens volontaires. Parmi les autres conséquences de la crise, la suspension pendant trois ou quatre ans des patrouilles mixtes, dont une seule était relancée au printemps 2013, et seulement au Sud du pays.

Si la crise érythréenne constitue à Djibouti l’origine d’un « renforcement des dispositifs sécuritaires et militaires après 2008 » 5, tirant parti d’une jeunesse toujours plus nombreuse et sans emploi, elle a également conduit au maintien exceptionnel de la clause de sécurité lors de la négociation du traité remplaçant en 2011 6 le protocole provisoire de 1977 7. Amorcée en 2008, celle-ci s’est déroulée en quatre rounds. Deux ont pris place en France, et deux à Djibouti.

Le nouveau traité a donc pour trait principal son article 4, qui précise l’engagement de la France à contribuer à la défense de l’intégrité territoriale de son allié. Les nouvelles clauses de l’accord insistent sur l’échange d’informations entre les forces françaises et djiboutiennes, même en temps de paix. S’il est important de noter que ces dispositions n’impliquent pas une intervention automatique des forces, et circonscrivent l’engagement à la défense de l’intégrité territoriale, sans rendre possible l’aide au maintien de l’ordre, il est plus important encore de considérer que parmi les États africains, seul Djibouti bénéficie du maintien de cette clause de sécurité, conséquence directe de la crise érythrénne 8. Pourtant, si la crise a bien joué le rôle d’un « irritant », elle « n’est pas venue comme telle dans la négociation, elle faisait partie du non-dit » 9. Ce non-dit a évidemment pesé sur les dispositions finales. Djibouti a d’ailleurs pu étonner les négociateurs en proposant initialement de l’abandonner, avant de la réintroduire sous une autre forme, en lui assignant une automaticité inacceptable pour Paris 10.

Sur la pertinence de cette clause, l’avis des parlementaires n’est pas unanime, et Jacques Myard signale que cet article serait « quasiment superfétatoire » 11, en citant le cas récent du Mali. De même, l’attaché de défense considère qu’elle n’est pas essentielle, car même sans elle, le parapluie français demeurerait 12.

Quoi qu’il en soit, la crise érythréenne, qui a montré l’incapacité des FAD à assurer seules la sécurité du territoire, ont contribué au maintien d’une forme d’assistance vitale unique au sein des partenaires de Djibouti. En effet, parmi l’ensemble de ses partenaires, seule la France a officiellement conclu un tel accord. Par ses actions sur le terrain (malgré les récriminations djiboutiennes) et le renouvellement formel de ses engagements (grâce à ces mêmes accusations), Paris a prouvé la centralité de la coopération militaire française dans l’appui aux missions essentielles assignées aux FAD.

Assurer le développement économique

Dans son « grand besoin de développement » 13, martelé par le président Guelleh et son administration depuis 1999, l’État djiboutien cherche à faire des FAD, dans une approche coopérative, un instrument susceptible d’en assurer les conditions dans un environnement régional instable. Il serait possible de consacrer de longues pages au montant de la contribution annuelle versée par la France pour l’usage de ses emprises militaires, fixée en 2003 et confirmée en 2011. Toutefois, pour ne pas échapper au champ de la coopération stricto sensu, la question de la sécurisation des voies maritimes contrôlées par Djibouti doit être privilégiée.

Verrou du détroit de Bab-el-Mandeb, par lequel transitent 12 % du trafic maritime mondial et 30 % du pétrole brut, la République de Djibouti est en effet essentielle aux efforts entrepris par les grandes puissances dans la lutte contre la piraterie au large des côtes somaliennes.

L’Europe semble n’avoir pris la mesure du risque d’accroissement de la piraterie dans le Golfe d’Aden qu’après la prise d’otage contre le yacht Le Ponant en avril 2008. Cet événement largement médiatisé a précédé de peu le lancement de l’Opération Atalante, premier engagement de la Force navale européenne (EUNAVFOR), en décembre de la même année. Outre la France, qui dispose depuis 1977 d’un accès permanent au quai n°9 du Port autonome international de Djibouti (PAID), l’Espagne, l’Allemagne et plus récemment l’Italie ont obtenu grâce à Atalante une escale nécessaire au ravitaillement de leurs bâtiments 14.

Les nations européennes ne sont toutefois pas les seules à lutter contre la piraterie depuis les installations djiboutiennes : le Japon s’est ainsi engagé dans cette bataille dès avril 2009, suite à l’attaque du Takayama, mettant à la disposition des forces coalisées deux destroyers de sa Force maritime d’autodéfense. Cent cinquante soldats nippons ont été hébergés par les Américains au camp Lemonnier, avant d’intégrer leur propre base en juillet 2011, première emprise nippone à l’étranger depuis 1945 15.

Par leurs propres capacités matérielles et humaines, les FAD contribuent par ailleurs directement à la lutte contre la piraterie. Cet engagement, que les puissances occidentales cherchent à renforcer par des projets de coopération, sert d’abord l’ambition affichée de Djibouti de devenir un hub commercial d’envergure internationale, attractif pour les investisseurs arabes comme pour la Chine.

Afin que la marine djiboutienne parvienne à surveiller efficacement le golfe de Tadjourah et le détroit de Bab-el-Mandeb, plusieurs actions ont été menées aux côtés du gouvernement du président Guelleh. Le projet de coopération structurelle « Marine », qui consiste en la présence de trois techniciens spécialistes, a notamment permis le déploiement de sémaphores et d’outils opérationnels, ainsi que l’entretien du matériel. Depuis 2003, la France a ainsi contribué à la construction des sémaphores de Ras Bir, Maskali et Moulouhé 16. Au travers de ses propres dispositifs ou de la mission EUCAP Nestor, lancée en 2012 par l’Union européenne, Paris forme en outre des marins et des garde-côtes djiboutiens, en France ainsi qu’au sein du Centre de formation maritime de Doraleh. Constituant phare de la coopération opérationnelle, l’opération Amitié engage également avec une régularité accrue depuis 2010 les forces maritimes nationales 17.

Djibouti devrait poursuivre dans cette voie, et annonce publiquement souhaiter « lancer les négociations et finaliser les accords de coopération militaire bilatéraux notamment avec la Russie, la République Tchèque, la Belgique », « mettre en œuvre le projet de renforcement de capacités de nos gardes côtes avec le Japon », et « initier une coopération militaire dans le domaine maritime avec des pays comme Singapour, l’Australie » 18. Officieusement, les responsables français reconnaissent qu’il existe une « grosse concurrence », car « tout le monde veut coopérer avec Djibouti » 19. La situation est telle qu’il semble même désormais y avoir « trop d’offres de formation » pour la capacité d’absorption djiboutienne. La DCSD note ainsi que les garde-côtes (créés en 2003 et soutenus par Washington et Tokyo) et la Marine djiboutienne (appuyée par la France) ont souvent les mêmes missions, ce qui tend à réduire l’efficacité de la coopération.

Malgré la diversité croissante des partenariats, la coopération française demeure par son versant matériel d’une importance incomparable. La cession gratuite de La Dague le 30 juin 2012, avec la garantie d’un maintien en condition pendant deux ans et la mise en disposition de deux personnels sur les quinze de son équipage, en est le signe le plus notable. La Dague (L 9052) est un Engin de Débarquement d’Infanterie et de Chars (EDIC), mis à flots en septembre 1987 et basé à Djibouti depuis cette époque. Il s’agit d’un navire de débarquement de 59 mètres sur 11,5, faiblement armé mais apte à transporter 340 tonnes. D’abord proposé à la vente pour sept cent mille euros en 2010, il est finalement offert, avec en prime l’équivalent de cent mille euros de maintenance.

Il faut toutefois relativiser son caractère sacrificiel. La Dague est en effet un navire ancien, obsolète, dont le désamiantage n’aurait pas été moins coûteux. Il permet en outre de renforcer les capacités propres de l’armée djiboutienne au profit de la lutte contre la piraterie. Représentant une véritable « montée en gamme » 20 pour la marine djiboutienne, ce bâtiment peut ainsi être utilisé comme navire de transport à travers le golfe de Tadjourah, ou comme bateau-mère ravitailleur pour que les patrouilleurs djiboutiens puissent tenir entre quinze et trente jours dans le détroit de Bab-el-Mandeb. Il est à rapporter à la vingtaine d’unités dont disposait la marine djiboutienne, et dont les plus gros éléments étaient deux patrouilleurs et sept vedettes rapides 21.

La suite et fin de cet article est parue courant mars 2017.


1 Imbert-Vier S., « Invention et réalisations de la frontière djibouto-érythréenne », Africa, LXIV, 1-2, 2009.

2 Mesfin B., Situation report, Institute for Security Studies, 14 avril 2011.

3 Omar Abdillahi A., « Géopolitique de Djibouti : des incertitudes de la naissance à l’espérance de l’âge adulte » in Saïd Chiré A., Djibouti contemporain, Paris, Khartala, 2012.

4 Entretien avec É. de Vathaire, 19 mars 2013.

5 Entretien avec A. Omar Abdillahi, 13 mars 2013.

6 Traité de coopération en matière de défense entre la République française et la République de Djibouti, Paris, 21 décembre 2011.

7 Protocole provisoire fixant les conditions de stationnement des forces françaises sur le territoire de la République de Djibouti après l’indépendance et les principes de la coopération militaire entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Djibouti, Djibouti, 27 juin 1977.

8 Entretien avec J. Biau, 26 mars 2013.

9 Entretien avec C. Grousselas, chargé de mission auprès du directeur de la direction Afrique du MAEE, 2 mai 2013.

10 Entretien avec É. de Vathaire, 19 mars 2013.

11 Compte-rendu de Commission des affaires étrangères n°54, 24 avril 2013.

12 Entretien avec É. de Vathaire, 19 mars 2013.

13 Entretien avec Y. Houssein Douale, 20 mars 2013.

14 Entretien avec J. Biau, premier conseiller de l’Ambassade de France à Djibouti, mars 2013.

15 Leymarie P., « Première base du Japon à l’étranger », Manière de voir, n°126, décembre 2012, p. 52.

16 Bethencourt-Dumora C., « Djibouti, la voie de l’émergence ? », Revue Défense Nationale, n°750, mai 2012, p. 115-120.

17 Entretien avec É. de Vathaire, 19 mars 2013.

18 MAECI, Plan quinquennal, 2009.

19 Entretien avec É. de Vathaire, 9 mars 2013.

20 Idem.

21 Bays N., Avis n° 930, Assemblée nationale, 16 avril 2013.