L’armée française à la conquête des cœurs et des esprits en Afrique

Cet article a paru dans la huitième édition du périodique Jambo, édité par le Comité Afrique de l’ANAJ-IHEDN. Les contributions des autres rédacteurs sont disponibles sur le site de l’association.

Selon des informations recueillies par le quotidien Le Monde, l’armée française a récemment mis en place une cellule de contre-propagande numérique au sein du Centre interarmées d’actions dans l’environnement (CIAE)i. Cette actualité nous invite à revenir sur les origines et les réalités contemporaines des opérations psychologiques menées par l’armée française.

Genèse d’un cadre doctrinaire

La France est l’un des États pionniers de la théorisation des opérations militaires à visée psychologique, initialement conçues comme un outil de contre-insurrection dans les colonies. Si les généraux Joseph Gallieni et Hubert Lyauteyii ont été parmi les premiers à les mettre à œuvre dès la fin du XIXe siècle, c’est au cours des guerres d’Indochine et d’Algérie que s’est particulièrement faite ressentir la nécessité de remporter la bataille des perceptions auprès des populations. Il s’agit alors de « conquérir les cœurs »iii, à l’image même des combattants adverses : outre l’assistance logistique que les civils peuvent apporter aux insurgés, ces derniers ont en définitive peu de chances de parvenir à modifier durablement l’ordre politique sans leur soutien.

Malgré l’incapacité des 5e Bureaux français pour l’action psychologique à modifier le cours de l’histoire coloniale, le Department of Defence américain s’est largement inspiré de l’école française dans les années 1960, jusqu’à populariser l’acronyme WHAM (« Winning Hearts And Minds ») au cours de la guerre du Vietnamiv. C’est finalement au cours des conflits afghan et irakien que Washington a redécouvert l’importance des civil affairs et des psy-ops, désormais réunies sous le nom de Military Operations Other Than War (MOOTW)v.

Les opérations psychologiques françaises sont aujourd’hui réalisées sous l’égide du CIAE, créé en 2012 pour succéder à la fois au Groupement interarmées des actions civilo-militaires et au Groupement interarmées des opérations militaires d’influencevi. Les principes et les conditions d’emploi par l’armée française des opérations psychologiques sont, par ailleurs, définis par une série de documents publiés par le Centre interarmées de concepts, de doctrines et d’expérimentations (CICDE), couvrant notamment la coopération civilo-militairevii, les opérations d’informationviii et les opérations militaires d’influenceix, qui se veulent interopérables avec les doctrines otaniennex et européennexi.

Un arsenal des pratiques variées

En pratique, ces doctrines prévoient des dispositifs très variés, visant à « obtenir un effet sur les comportements d’individus, de groupes ou d’organisations afin de contribuer à l’atteinte des objectifs politiques et militaires »xii sans recours à la force. Comme le suggère l’organisation interne du CIAE, il convient de distinguer principalement les opérations militaires d’influence d’une part, et les actions civilo-militaires (ACM) d’autre part.

En Afrique, depuis les années 2000, les opérations militaires d’influence ont pour but premier la lutte contre le prestige dont bénéficient les groupes armés djihadistes dans la bande sahélienne auprès des populations. Elles ont ainsi utilement complété la projection des forces françaises lors des opérations Serval et Barkhane au Mali, où elles permettent aux forces d’opérer un travail de fond face à l’influence délétère du groupe Ansar Dine, allié au Mouvement national pour la libération de l’Azawad, ainsi que d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI). Ce type d’opération peut emprunter différents vecteurs, visuels (diffusion de tracts, affichages), audios (émissions de radios, diffusion de messages par hauts-parleurs) ou audiovisuels (émissions de télévision). La diffusion radiophonique de « La voix du bled » en Algérie dans les années 1950 constitue l’une des premières initiatives ambitieuses dans ce domaine. Cette expérience africaine fondatrice, pilotée par le Commandement des opérations spéciales (COS), a ultérieurement conduit au lancement des stations « Azur FM » en Bosnie et « Radio Surobi » en Afghanistanxiii.

Les ACM, formalisées par les directives Lanxade en 1995 et Douin en 1997xiv, relèvent, quant à elles, de la coopération opérationnelle entre les forces projetées ou prépositionnées et les États hôtes. Elles constituent un outil flexible, destiné à fluidifier les relations avec les régimes africains, mais aussi et surtout avec les populations locales : il s’agit tout autant de servir des objectifs ponctuels de développement que d’améliorer l’image et l’acceptation des forces sur le terrain. Les Forces françaises stationnées à Djibouti peuvent être citées en exemple dans ce domaine, et ont été imitées par les troupes américaines, appuyées par l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), dès leur installation au Camp Lemonnier en 2002. C’est en effet une tradition de « l’École du désert » que de permettre à chaque militaire de passage de réaliser une ou plusieurs ACM. En 2013, deux des exemples les plus notables étaient ainsi la construction d’une première école à Dora, et d’une seconde à Obockxv.

Nouveau siècle, nouveaux enjeux

La création d’une cellule de contre-propagande numérique au sein du CIAE, qui suit l’émergence en 2013 du groupe État islamique en Irak et au Levant (également connu sous le nom de Daesh), assure le prolongement des opérations psychologiques traditionnelles par des moyens technologiques nouveaux, en accord avec la priorité accordée par le Livre blanc de 2013 au développement des capacités de cyberdéfense « défensives et offensives pour préparer ou accompagner les opérations militaires »xvi. Cette nouvelle force de frappe a pour mission de lutter pied-à-pied contre la communication des groupes djihadistes, qui depuis des années diffusent en ligne des magazines militants tels que Dar al-Islam (édité par Daesh depuis 2014) ou Inspire (édité par Al-Qaida dans la Péninsule Arabique depuis 2010). C’est tout l’espace numérique francophone qui est ici concerné, en France, où le gouvernement a récemment initié la campagne de prévention « Stop djihadisme »xvii, mais également en Afrique.

Les opérations psychologiques constituent une arme plus importante que jamais dans l’arsenal militaire français, pour faire face aux menaces protéiformes d’aujourd’hui. Nul doute que leur armature éthique d’une part, et l’évaluation de leurs effets d’autre part, devront faire l’objet d’une attention accrue dans les années à venir.


i Guibert N., « Contre l’Etat islamique, l’armée active une cellule de contre-propagande », Le Monde [en ligne], consulté le 4 février 2015, URL : http://abonnes.lemonde.fr/international/article/2015/02/04/contre-l-etat-islamique-l-armee-active-une-cellule-de-contre-propagande_4569237_3210.html

ii Bagayoko-Penone N., Afrique : les stratégies française et américaine, Paris, L’Harmattan, 2003, 318

iii Pavie A., À la conquête des cœurs. Le pays des millions d’éléphants et du parasol blanc. Les pavillons noirs. Déo-van-tri, Paris, Bossart, 1921

iv Olsson C., « De la pacification coloniale aux opérations extérieures », Questions de recherche, CERI, n°39 [en ligne], consulté le 12 décembre 2014, URL : http://www.sciencespo.fr/ceri/sites/sciencespo.fr.ceri/files/qdr39.pdf

v Bagayoko-Penone N., op. cit., p. 351

vii CICDE, Doctrine interarmées de la coopération civilo-militaire, DIA 03-10-3(A), 2012

viii CICDE, Doctrine interarmées des opérations d’information, DIA 03-10, 2006

ix CICDE, Doctrine interarmées des opérations militaires d’influence, DIA 03-10-1, 2008

x OTAN. Politique sur les opérations psychologiques de l’OTAN, MC 402/1, 2003

xi European Union Military Committee (EUMC), Concept for EU PSYOPS in EU-led military CMOS (DR), 2004

xii CICDE, Les opérations militaires d’influence, DIA 03-10-1, 2008, p.6

xiii Pour plus de détails, se reporter à la conférence du Capitaine Raphaël Krafft (COS/2e REI) du 27 février 2014 [en ligne], consulté le 4 mars 2015, URL : http://www.anaj-ihedn.org/conference-rencontre-avec-captain-teacher-journaliste-francais-dune-radio-libre-en-afghanistan/

xiv Gaïa R., Rapport d’information sur l’action civile des armées sur les théâtres extérieurs, Paris, Assemblée nationale, 2001

xv Entretien avec Jacques Biau, premier conseiller à l’Ambassade de France à Djibouti, 26 mars 2013

xvi Livre blanc. Défense et sécurité nationale, Paris, Direction de l’information légale et administrative, 2013, p. 94

xvii Consulté le 4 mars 2015, URL : http://stop-djihadisme.gouv.fr