À l’origine de ce billet se trouve un ancien travail de recherche : Djibouti, un État entre deux mondes. Analyse des relations franco-djiboutiennes de 1977 à 1999, 2012, mémoire de maîtrise sous la direction de Suvi Marquillanes, 89 p.
Avec l’essor persistant du trafic maritime depuis la fin des Trente Glorieuses, les détroits sont demeurés des points de passages stratégiques dont le contrôle s’avère toujours aussi précieux. En sa qualité de carrefour essentiel au transport maritime entre l’Europe et l’Asie, Bab-el-Mandeb constitue donc un enjeu de taille pour les puissances du Nord, qui disposent dans cette région du globe d’intérêts économiques et militaires multiples. Dans le prolongement du canal de Suez, ce passage large de dix-sept kilomètres en son point le plus étroit relie la Mer Rouge à l’Océan Indien, où croisent chaque année plusieurs dizaines de milliers de navires. La multiplication des attaques de pirates somaliens dans le golfe d’Aden, et le climat d’insécurité qui depuis plus de quarante ans entrave le développement de la Corne de l’Afrique, mettent régulièrement en pleine lumière le rôle capital de ce point de congestion naturel, et soulignent par là même l’importance régionale de la jeune République de Djibouti, dont la situation géographique lui en assure le contrôle.
Les quelques vingt-trois mille deux cents kilomètres carrés de terres connus sous ce nom ne forment une unité politique que depuis leur achat par la France en 1862 au sultan de Tadjourah, et la signature du traité de Paris. Lieu de transhumance immémorial pour les pasteurs somalis, cette colonie n’a pas été acquise pour accueillir des pionniers ou exploiter ses rarissimes ressources, mais plutôt pour son potentiel stratégique. En effet, Djibouti est apparue dès cette époque comme un enjeu majeur pour les autorités françaises : idéalement située sur la route des Indes alors que le percement du canal de Suez, commencé à 1859 sous l’égide de l’ingénieur Ferdinand de Lesseps, devait encore durer près de sept ans, elle verrouillait un passage dont l’Angleterre devait tirer d’immenses profits. Bien avant la découverte d’hydrocarbures dans le golfe arabo-persique, et avant même les prétentions coloniales de la IIIe République qui se soldent en 1898 par la crise de Fachoda, Djibouti revêt une importance cruciale pour l’opiniâtre Napoléon III.
Gouverné dès 1884 par Léonce Lagarde, son territoire s’accroît au fil des ans, alors que s’instaure une fructueuse collaboration entre les pionniers et la population locale, qui « donnent leur pays à la France » en 1885. En 1888, le dynamique fonctionnaire entame la captation de la source d’Ambouli et transfère ses quartiers de l’autre côté du golfe de Tadjourah, fondant la ville de Djibouti, pour bénéficier d’une rade plus large que celle du port d’Obock. La même année, il stabilise l’expansion de la colonie par à un accord territorial signé avec le rival britannique. Rebaptisée Côte française des Somalis en 1896, Djibouti devient finalement un partenaire privilégié de l’Éthiopie, grâce au chemin de fer la reliant à Addis-Abeba, dont la construction commence en 1897. Terre d’immigration pour les habitants des pays voisins, la colonie entretient avec sa métropole des liens qui se renforcent au fil des décennies, son territoire étant finalement « [cédé] en toute propriété au gouvernement français » le 31 août 1917. Devenue zone franche après la seconde guerre mondiale, Djibouti connaît un lent éveil nationaliste, qui la conduit finalement à l’obtention de son autonomie interne en 1966, puis de son indépendance en 1977.
Depuis cette date, et jusqu’à l’élection du président Guelleh en 1999, l’ancienne colonie collabore étroitement avec la France, conservant à son égard une singulière relation de dépendance polymorphe.
La forme la plus évidente que prend la relation franco djiboutienne depuis 1977 tient sans doute aux différents accords de coopération militaire ratifiés par les deux États. Ceux-ci garantissent à Paris un précieux point d’appui près de la péninsule arabique, et permettent de contrebalancer l’instabilité endémique que subit la corne de l’Afrique. Cette présence est le fruit d’un long processus politique, qui a vu un petit groupe d’indépendantistes triompher de l’une des plus grandes puissances du monde, avant de lui concéder d’importantes facilités au cœur de son territoire. Cette relation ambivalente serait principalement conditionnée par l’intérêt de la France à conserver un certain contrôle sur le détroit de Bab-el-Mandeb, mais aussi par la totale incapacité de Djibouti à s’opposer à ses vues.
La relation économique entretenue par Djibouti avec la France est la seconde forme de dépendance la plus évidente pour un observateur extérieur. Il devient alors possible d’analyser cette dernière comme un processus conscient, sinon volontaire, lié d’une part à la structure économique, et d’autre part à la perception de leur propre identité par les Djiboutiens eux-mêmes. Par certains aspects, cette position rejoint sans doute les thèses déjà mentionnées du Norvégien Johan Galtung, qui dans Members of Two Worlds procède à une analyse originale, concluant à l’impact prépondérant de l’inertie des sujets étudiés dans leur sous-développement. Il faut retenir ici l’idée d’une responsabilité partielle des victimes de la dépendance, sans néanmoins conférer à ces termes un connotation péjorative, qui supposerait a priori le caractère détestable de cette réalité fusionnelle.
En d’autres termes, sans doute peut-on conclure que Djibouti entretient, du moins jusqu’en 1999, un rapport particulier à l’extraversion, au sens de Jean-François Bayart :
Le rapport de l’Afrique au reste du monde n’est pas d’ordre relationnel. Il ne relève pas de l’extranéité. Il est au contraire consubstantiel à sa trajectoire historique.
– Jean-François Bayart, « L’Afrique dans le monde, une histoire d’extraversion », Critique internationale, n°5, 1999, p. 97-120