Subjects of Empires, Citizens of States. Yemenis in Djibouti and Ethiopia

Cet article propose une recension du dernier ouvrage de Samson A. Bezabeh, publié en 2016 par “The American University in Cairo Press”. Son contenu est initialement paru dans la revue Politique africaine (n°148).

Le jeune anthropologue éthiopien Samson A. Bezabeh est un important contributeur aux études de l’océan Indien. Fruit de ses travaux doctoraux et postdoctoraux, son premier ouvrage prolonge ses publications antérieures, jalonnant avec brio l’édification d’une historiographie politique de la « petite » Corne de l’Afrique. Avec ce livre, il répond à l’appel lancé en 1997 par Alain Rouaud en faveur d’une histoire des « Arabes » de Djibouti et se propose, dans une perspective diachronique, de revisiter l’inscription des populations d’origine yéménite dans les systèmes impériaux puis nationaux éthiopiens et djiboutiens, de la fin du XIXe au début du XXIe siècle.

Les populations qui font l’objet de cet ouvrage ne se limitent pas aux familles originaires de la région côtière du Hadramaout et proviennent autant du Nord que du Sud du Yémen. Les légendes communes aux deux rives du détroit de Bab-el-Mandeb attestent du caractère millénaire de leurs mobilités. A la croisée de l’histoire et de l’anthropologie sociale, l’auteur suit une approche thématique analysant, d’une part, l’historicité d’un rapport contraint à l’espace et, d’autre part, les activités économiques, politiques et religieuses qui se déploient en son sein.

L’ouvrage aborde, en premier lieu, la mutation des contraintes spatiales précoloniales sous l’influence des puissances française, britannique et italienne. Aux villes fortifiées et à la mainmise des tribus somalies et afars sur les routes caravanières se superposent ou se substituent des dispositifs modernes visant à contrôler le mouvement des hommes et des biens, en taxant les échanges ou en les pliant par la force à des normes techniques et règlementaires. Cette bureaucratisation de l’espace ne s’efface pas avec la remise en cause de l’ordre colonial : la mise en concurrence politique des groupes ethniques en Côte Française des Somalis et l’installation au pouvoir du Derg en Éthiopie comptent parmi les facteurs responsables des nombreuses expulsions de Yéménites et des restrictions dans la délivrance de leurs documents d’identité ou de voyage. Dans « l’espace néo-libéral » (p. 68), ces contraintes poursuivent leur mutation, sous la menace terroriste et l’influence renouvelée des puissances occidentales. Négociants, pêcheurs, trafiquants, puis ouvriers, dockers et soutiers, les Yéménites sont pourtant un rouage essentiel de l’essor économique régional : quoique entravés dans leurs circulations, les Yéménites ont un rôle économique qui leur permet de bénéficier, durant plusieurs décennies, d’un accès différencié au pouvoir central. Si cette position est un facteur de tension avec les populations somalie et éthiopienne, elle contribue aussi à faire des Yéménites les plus influents des intermédiaires politiques opportuns, tout du moins jusqu’aux années 1970, au cours desquelles s’amorce un lent processus de marginalisation.

Tout au long de l’ouvrage, l’auteur démontre la pertinence d’un cadre d’analyse centré sur les notions d’empire et d’État pour l’étude des conditions de vie des populations yéménites dans la Corne de l’Afrique. Samson Bezabeh remet courageusement en question le paradigme aujourd’hui dominant parmi les spécialistes de l’océan Indien : le modèle des réseaux. Face à la notion d’« agentivité » des migrants yéménites, trop souvent considérés comme des « agents libres et sans obstacle du changement » (p. 3), il rappelle qu’une société cosmopolite n’échappe jamais au joug des institutions politiques. L’auteur entend, en outre, ne pas se laisser emprisonner par les généalogies et les biographies yéménites, matériau fondateur de nombreux travaux antérieurs, qui véhiculent l’image d’une fluidité des circulations très exagérée et d’une continuité historique trompeuse.

Afin de brosser cette vaste histoire des Yéménites dans la Corne de l’Afrique, l’auteur mobilise tout autant des archives institutionnelles et journalistiques que des sources orales. La démonstration s’incarne grâce à la variété des exemples tirés de son corpus, dont on peut toutefois regretter qu’il fasse l’impasse sur le destin des agriculteurs Hakmi à Djibouti. Plus généralement, malgré les nombreuses qualités de l’ouvrage, sa brièveté ne lui permet pas d’approfondir certaines thématiques. Le lecteur s’étonnera peut-être du silence entourant la notion de « diaspora », dont les enjeux en termes d’auto-désignation et de « nationalisme à longue distance » (Anderson 1992) ne sont pas approfondis. La perspective comparée adoptée par l’auteur s’avère, quant à elle, particulièrement fertile et nourrit généreusement les historiographies djiboutienne et éthiopienne. Elle contribue notamment à démontrer que les Yéménites dans la Corne de l’Afrique, à l’instar d’autres populations en situation diasporique ailleurs dans le monde, ne sont pas tant des « bricoleurs culturels » (p. 183) que des sujets d’empire ou des citoyens soumis à un État bureaucratique, dont les circulations demeurent contraintes par les institutions politiques, plutôt qu’elles ne les menacent par d’hypothétiques processus d’hybridation ou de créolisation.


Pour citer cet ouvrage :