Enseignant et historien, Laurent Jolly s’intéresse depuis plusieurs années à différents groupes sociaux oubliés par la communauté scientifique : les soldats coloniaux originaires de Djibouti et, depuis peu, les gens de mer. Il est l’auteur de la thèse Le tirailleur « somali » : le métier des armes instrumentalisé (début XXe siècle – fin des années 60), soutenue en 2013 à l’Université de Pau-Pays de l’Adour.
Te serait-il possible de retracer en quelques phrases le chemin qui t’a conduit, voilà déjà quelques années, dans la Corne de l’Afrique ?
Je suis enseignant agrégé d’Histoire-géographie. Après avoir travaillé comme enseignant détaché dans un établissement de l’AEFE au Moyen Orient, j’ai été muté en 2000 en République de Djibouti. Ce fut un choix conciliant à la fois impératifs de famille (présence d’un lycée pour mes enfants) et curiosité personnelle (Monfreid m’avait marqué plus jeune, et intérêt pour la région).
Combien de temps as-tu passé à Djibouti ? Peux-tu nous raconter brièvement les conditions de ton séjour comme coopérant français ?
Six années passées au lycée français dans des conditions privilégiées en tant qu’expatrié. Poste difficile à bien des égards néanmoins.
Pourquoi et comment as-tu rejoint le monde de la recherche ?
Je suis un « tard venu » dans la recherche. Immergé dans la société proche orientale dans laquelle j’évoluais avant ma nomination à Djibouti, j’ai très vite senti le décalage entre une communauté française souvent repliée sur elle-même, et des Djiboutiens habitués au « turn over » des coopérants français et donc plus difficiles d’accès. Isolé durant les premiers mois j’en ai profité pour lire et relire tout ce que je pouvais sur la région en utilisant les ressources du lycée et de l’IFD. Puis j’ai demandé à mon entourage de compléter ces lectures par d’autres achetées en France et acheminées par voie postale en RDD. Progressivement j’ai rencontré des Djiboutiens avec qui je suis toujours en relation, leur amitié m’a autorisé à les questionner lors des soirées passées en leur compagnie. Rentré en France je me suis consacré à l’agrégation, excellent moyen pour dépoussiérer ses connaissances historiques et se remettre en selle du point de vue intellectuel. Ce fut une étape déterminante pour moi. Après l’agrégation, un M2 à l’université de Pau, puis la thèse tout en travaillant dans le secondaire.
Comment t’est venue l’idée de retracer l’histoire du bataillon somali ? Quels enjeux sociaux et politiques ton travail de thèse t’a-t-il permis de mettre au jour ?
L’objet de ma recherche a pour origine les échanges organisés entre mes élèves du lycée français de Djibouti et des anciens combattants venus les rencontrer. Il s’agissait d’ouvrir mes enseignements au pays d’accueil (je l’avais beaucoup pratiqué dans mon précédent poste). J’ai entretenu ces relations, je pense notamment à Askar Farah Issa, ancien combattant de la seconde guerre mondiale, et à Mohamed Tani, fils et petit-fils d’ancien combattant. Des questions ont très vite émergé, notamment celles autour du volontariat de ces anciens engagés, de la valorisation de leur engagement, loin des représentations parfois trop victimisantes des tirailleurs « sénégalais ». En 2009 j’ai « découvert » le gisement d’archives personnelles de l’armée conservées à Pau (ce fut un hasard sans relation avec mon inscription dans cette université) ; j’attendais de telles archives pour entreprendre une recherche en histoire sociale consacrée aux recrues de l’armée française à Djibouti. Je suis très attaché à l’histoire des hommes ; plus que l’évènement, c’est l’histoire « par le bas » qui m’intéresse, celle des « petites gens » (merci à l’histoire sociale britannique et à l’histoire rurale de ce point de vue). Ces livrets individuels ont autorisé cette approche sociale. Les traiter m’a demandé beaucoup de temps sur mes loisirs afin de constituer une base de données sur laquelle travailler. Mais les archives coloniales ou militaires ne suffisaient pas pour donner à ce travail l’épaisseur sociale souhaitée. En 2012 j’ai bénéficié d’un congé formation durant lequel j’ai pu aller sur le terrain. D’abord deux semaines de préparation : prendre les contacts, me présenter, expliquer mon travail. Puis 6 semaines durant lesquelles j’ai été accompagné par Daoud Aboubaker Alwan. Nous étions amis avant d’entreprendre mes recherches, je lui dois beaucoup durant ce travail de terrain. J’ai privilégié les entretiens en tête à tête afin d’éviter l’autocensure des entretiens de groupe, et j’ai très vite abandonné le dictaphone trop intimidant. Bien entendu j’ai écumé les centres d’archives plus classiques que sont le SHD de Vincennes, les ANOM d’Aix-en-Provence et d’autres. Finalement cette thèse a été réalisée en quatre années, elle avait « mûri » progressivement durant mes six années passées à enseigner : ma relation au pays, à sa population, mes amis djiboutiens, tout cela a contribué à lever le voile sur des acteurs sociaux que les archives écrites d’essence coloniale ne peuvent totalement nous restituer. Dans ce travail j’explore diverses questions : celles de la relation coloniale, particulière en RDD ; celles liées aux courants migratoires ayant construit la société djiboutienne actuelle ; celles liées au changement social et culturel consécutif à l’engagement dans l’armée. La maturation des idées politiques fut également abordée. J’ai travaillé sur un groupe social, cela aurait pu être un autre comme les cheminots par exemple. L’essentiel étant les archives disponibles et la manière de les traiter.
Quelles perspectives scientifiques s’offrent désormais à toi ?
Je suis toujours enseignant dans le secondaire n’ayant pu trouver un poste de maître de conf, et suis toujours chercheur-associé à Les Afriques dans le Monde/UPPA (Sc. Po Bordeaux). J’ai travaillé trois années comme vacataire à l’université de Pau en plus de mon plein temps dans l’Education nationale ; cela m’a épuisé et empêché de pleinement valoriser ma thèse. J’ai finalement renoncé à ces vacations pour reprendre mes recherches sur mes loisirs, donc à mon rythme. Après avoir écrit quelques articles, je tâche maintenant de publier ce travail, cela devrait se faire assez vite. Et j’ai hâte de me consacrer à une nouvelle thématique, celle des marins recrutés à Djibouti, notamment par les Messageries Maritimes. J’ai commencé des investigations en archives, et j’entrevois progressivement le potentiel de ce nouvel objet de recherche. On y retrouve les questions liées aux circulations, à l’altérité, à la politisation, aux questions identitaires, et celles autour du travail en situation coloniale. La passion pour la région et son histoire sociale est intacte malgré quelques désillusions professionnelles…
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