La Corne de l’Afrique vue par les écrivains : une histoire parallèle à la colonisation

Aventures en mer Rouge[1] d’Henry de Monfreid, Les trésors de la mer Rouge de Romain Gary, Fortune Carrée ou Marché d’esclaves de Joseph Kessel, Les pêcheurs de perles d’Albert Londres ou encore les nombreuses correspondances d’Arthur Rimbaud à sa famille ; autant d’écrivains et de journalistes illustres qui ont parcouru la Corne de l’Afrique à la fin du XIXème siècle et tout au long du XXème siècle. Toutes ces œuvres décrivent le plus souvent des histoires d’aventures, de découvertes, de contrebandes, de trafics, de guerres et de rivalités coloniales. Par la pluralité des auteurs et des époques, ces livres dressent une histoire complète de la Corne de l’Afrique : de l’arrivée des colons à la fin du XIXème siècle à l’indépendance tardive de Djibouti, en 1977, de l’Éthiopie impériale au Yémen en proie aux guerres de l’unification sous le règne de l’Imam sans oublier les rivalités coloniales européennes de l’époque.

1. Les écrivains : véritables anthropologues de la Corne de l’Afrique.

Au XXème siècle, la Corne de l’Afrique semble être écartée des voyages des anthropologues et universitaires. Ces derniers effectuent de nombreuses missions en Afrique de l’Ouest ou en Afrique Centrale. Ils y rapportent des études complètes accompagnées d’objets symboles des cultures noires (masques africains, armes « traditionnelles » etc.). Souvent couvert par l’administration coloniale, un véritable travail de vulgarisation a lieu auprès du public français, notamment lors des expositions coloniales ou des publications. A l’inverse, outres certaines attirances pour la culture éthiopienne, la Corne de l’Afrique semble avoir été délaissée par les milieux universitaires aussi bien que politique. Le début de l’histoire coloniale de Djibouti se caractérise par de faibles moyens humains et financiers, notamment pour le contrôle du territoire ou l’éradication de l’esclavage[2]. Pourtant, la Corne de l’Afrique a connu une histoire mouvementée durant le XXème siècle. Elle se caractérise notamment par une importante concurrence entre les puissances coloniales : l’Érythrée italienne, la Côte française des Somalies, le Somaliland anglais, les influences occidentales rivales auprès de la cours royale éthiopienne ou celle du Yémen. En dehors des puissances occidentales, l’unification de l’Éthiopie actuelle sous Ménélik II, puis son successeur Hailé Sélassié, ou les guerres internes au Yémen sont autant d’évènements importants qui ont bouleversé la région. Ces évènements et cette ambiance, les écrivains ont tenté de les raconter, directement ou indirectement dans leurs histoires.

Le rôle de ces écrivains ne s’est pas arrêté à raconter des histoires réelles ou fictives utilisant la Corne de l’Afrique comme simple lieu. Les différentes scènes et descriptions de ces livres offrent un riche témoignage digne des anthropologues de l’époque. Arthur Rimbaud fait office de pionnier dans cette région. De ses longues marches à travers l’Éthiopie, il écrit plusieurs rapports/lettres qui seront – pour un temps limité – publiées dans les revues géographiques du XIXème siècle. Certains vont jusqu’à affirmer qu’il aurait donné le nom d’Ogaden à la région Sud de l’Éthiopie[3]. Les écrivains et journalistes du XXème siècle, vivant ou séjournant, dans la Corne de l’Afrique livrent des descriptions complètes des populations (Issas, Somalies, Danakils) et des modes de vie. Le reporter Albert Londres écrit, dans les années 1920, une série d’articles traitant de la vie des pêcheurs de perle dans la Corne. Il y décrit la difficulté et la précarité de ces pêcheurs, les dangers, notamment la surdité qui se développe avec la profondeur. Il publie Pêcheurs de perles en 1931. Monfreid complète ce rôle indirect d’anthropologue par des descriptions lors de ses voyages. Concernant les pêcheurs yéménites, ce dernier écrit ces lignes :

« En approchant de Djibouti, dont les lumières clignotent sur l’horizon, nous croisons les pêcheurs arabes qui vont sur les bancs du large faire leur pêche nocturne. Ils partent au crépuscule, seuls sur leur pirogue. Arrivés sur les lieux de pêche, ils jettent leurs lignes de fond. Ils doivent attendre quelquefois plusieurs heures avant de relever leurs engins. Alors, couchés au fond de leur barque étroite, les yeux perdus dans le champ des étoiles, ils chantent pour ne pas s’endormir. Souvent, par les nuits calmes, en pleine mer, j’ai entendu ces chants arabes, ces mélopées tristes sur des modes étranges que le vent silencieux de la nuit porte au loin comme des fantômes ».

Henry de Monfreid, Les Secrets de la Mer Rouge, page 197.

L’étude de la pêche est l’exemple parfait pour décrire ce décalage des travaux scientifiques entre Afrique de l’Ouest/Centre et la Corne de l’Afrique. La pêche est un secteur qui a été longuement étudié sous le prisme géographique, sociologique, anthropologique, historique, politique ou encore économique[4]. A l’inverse, on doit les rares « travaux » sur les pêcheurs dans le Corne de l’Afrique aux descriptions de Henry de Monfreid. Loin de ces simples narrations, ces auteurs ont mis en lumière des pans entiers de la Corne de l’Afrique et de leurs sociétés.

2. Esclavages, trafics d’armes, danger de l’environnement : une image fantasmée de la Corne de l’Afrique.

La Corne de l’Afrique a été perçue pendant plusieurs décennies à travers le prisme des romans d’Henry de Monfreid. Ce dernier, marin, est devenu romancier d’aventure. Dans plus d’une dizaine d’ouvrages, il raconte sa vie rocambolesque dans la Corne de l’Afrique pendant plus de trente ans : trafics d’armes, de perles, de drogues, proche de marchands esclavagistes etc. Ses ouvrages sont un véritable témoignage des mœurs des populations africaines et arabes ainsi que des écrits uniques sur ces trafics au début du XXème siècle. La participation active de l’auteur à ces différents réseaux de commerce en fait à la fois un acteur influençant l’histoire de la région et un élément de mythe et de légendes pour le public français. Le peu de sources officielles (scientifique ou colonial) rend d’autant plus célèbres les œuvres de Monfreid.

L’originalité d’une partie des écrivains dans la Corne de l’Afrique a été la participation – directe ou indirecte – à ces trafics. Monfreid et Rimbaud sont deux exemples « directs » de participation au trafic d’armes. Rimbaud fournit à plusieurs reprises des armes à Ménélik II alors en pleine guerre pour conquérir le pouvoir. Quant à Monfreid, ses nombreuses contrebandes ont avantagé tantôt certains Ethiopiens, tantôt certains Yéménites dans leurs guerres respectives. A l’inverse, Kessel participe de manière indirecte à ces trafics.

Dans les années 1920, Joseph Kessel décide de voyager en Abyssinie et dans la Côte Française des Somalis. Se liant d’amitié avec Henry de Monfreid, il intègre plus facilement, grâce à ce dernier, les différentes sociétés esclavagistes. Kessel décide d’y faire une série de reportage décrivant les convois d’esclaves partant d’Abyssinie jusqu’aux marchés d’Arabie. Il en écrira plusieurs articles avant de publier Marché d’esclaves en 1933[5]. Dans cet ouvrage, Kessel suit une caravane de 11 esclaves éthiopiens. Il y décrit les captures, les négociations entre les marchands, avec les autorités locales, la vie des esclaves et leurs sentiments qui évoluent au gré du voyage. Cet ouvrage, véritable chef d’œuvre d’anthropologie, dresse à la fois une image de la Corne de l’Afrique, des populations esclaves et des commerçants vivants de ce trafic.

Quant aux paysages, loin du mythe du bon sauvage et de terres riches en nature verte, les descriptions faites par ces auteurs sont souvent inhospitalières. Ils dépeignent la Corne de l’Afrique comme étant « l’antichambre de l’enfer »[6].

« Si vous l’enfer vous tente, venez-y : vous serez comblé. Cent mille volcans sont morts ici pour faire de cette région d’Afrique un chaos noir de rocs calcinés où seuls les épineux gris acier font vivre les chameaux et les chèvres. Tout, ici, n’est plus que géologie et ne rappelle le destin commun des hommes que par des tombeaux que des pierres posées en cercle signalent aux vivants ».

Romain Gary, Les trésors de la mer Rouge, page 19

Les écrivains dressent un portrait très aventureux de cette région : trafics, et contrebandes, paysages très durs. Les auteurs jouent sur l’imaginaire de l’aventure et des terres mal connues comme l’Abyssinie ou la Somalie. Ces descriptions n’oublient pas les populations : Danakils (Afars), Issas, Somalis, Yéménites (les Zaranigs, les fidèles de l’Imam). Les descriptions sur ces populations varient selon l’auteur et les œuvres. Tantôt décrits comme serviables, ils peuvent être représentées quelques pages plus tard comme les guerriers les plus dangereux du monde. Enfin, ces descriptions « ethniques » s’intègrent dans les différents enjeux politiques locaux de l’époque. La citation ci-dessous narre la fin d’une bataille entre Danakils et Issas, deux communautés étant en guerre.

« Quand furent achevée la tuerie et les mutilations viriles, la bande des Danakils entoura la caravane. L’excitation du combat brillait dans leurs yeux agiles. Les bras qui s’appuyaient aux lances, trempées de sang, avaient encore des frémissements de meurtre. Et, sur tous leurs corps minces, flexibles, des muscles étroits, durs et lisses tressaillaient comme des serpents irrités.

– Sans Youssouf [un Danakil], ils nous chargeaient à notre tour, dit Igricheff à Philippe. J’ai vu les Yéménites et les Zaranigs au combat. J’ai vu également les Bachkires et les Kirghizes. Je n’ai jamais vu de bêtes aussi sauvages ».

Joseph Kessel, Fortune carrée, page 259.

3. Des auteurs anticoloniaux  pour une histoire anticoloniale ?

« – Non Monsieur, vous n’irez pas à Tadjourah !

– Cependant, Monsieur le Gouverneur, tous les commerçants arabes peuvent…

– Je ne veux pas discuter, entendez-vous. Vous n’êtes pas arabe, vous êtes français. Il y a à peine six mois que vous êtes à Djibouti, et vous ne voulez en faire qu’à votre tête. Les conseils de vos ainés devraient vous servir au moins à quelque chose, croyez moi. Mais non, vous ne voulez écouter personne. C’est très gentil de faire le fou, en plein soleil, sans casque et de fréquenter les cafés somalis. Vous n’avez pas honte de vous faire donner un nom indigène par les coolies de la plus basse condition ?

– Je n’en suis nullement honteux, au contraire. Mais ce qui me fait de la peine, c’est de savoir l’opinion que ces gens-là ont des Européens, et je fais mon possible pour ne pas être compris dans le nombre.

– Alors, l’opinion de ces sauvages vous intéresse plus que la nôtre ?

– Peut-être.

– Je n’aime pas les révolutionnaires de votre espèce. Si la colonie froisse vos idées, rien de plus simple : il y a un bateau pour la France dans trois jours. »

Henry de Monfreid, Les secrets de la mer Rouge, page 17.

Dès les premières lignes de l’ouvrage d’Henry de Monfreid, Les secrets de la mer Rouge, ce dernier semble s’opposer à l’administration coloniale. Désirant se rendre à Tadjourah pour différents commerces, il en demande l’autorisation. L’administration coloniale, représentée par le gouverneur de la colonie s’y oppose fortement. Ces premières lignes semblent définir la longue relation qu’aura Henry de Monfreid avec l’administration coloniale tout le long de sa vie à Djibouti[7] : tentative de fuite, de capture par l’administration coloniale etc. Ses livres font souvent passer les colonialistes français – les Européens – pour des idiots. Dans l’exemple ci-dessous, Monfreid discute avec le responsable des douanes à Djibouti concernant une livraison d’armes que Monfreid doit effectuer à l’aide de son bateau.

« « – Aucun Européen n’a jamais voyagé sur un boutre d’armes, et nous ne voulons pas créer de précédent.

-Mais quel règlement s’oppose à cela ?

Une vague rougeur colore la face de cet homme toujours pâle. On sent qu’il est au supplice. N’étant plus à l’abri des textes et des règlements, il ne se noie dans cette illégalité que le gouverneur lui impose avec désinvolture pour le plus grand bien des finances de la Colonie.

– Il ne s’agit pas de règlements, il s’agit de votre sécurité, de la responsabilité du gouvernement qui… que…, enfin bref, vous devez comprendre que les boutres d’armes n’étant montés que par des indigènes, ils peuvent à la rigueur quitter les eaux françaises sans papiers d’origine… […] »

Il dit cela vite, avec une sorte de confusion qui me fait penser à ce vieux gendarme de chez moi qu’un jeune sous-préfet envoya un jour poser des lacets dans son par cet qui mourut de honte. »

Henry de Monfreid, Les secrets de la mer Rouge, page 148.

Monfreid n’est pas le seul à s’inscrire dans une démarche anticoloniale. Dans Terre d’ébène (1929), Albert Londres se livre à une vive critique contre la colonisation et son administration. Londres voyage en Afrique, notamment au Congo où il décrit l’exploitation des Africains pour la construction du chemin de fer. Quant à Kessel, il se livre à une critique de la chasse coloniale dans Fortune Carrée :

«  Je ne suis pas un homme de luxe. Je déteste le luxe, peut-être parce qu’il m’a toujours manqué, peut-être parce qu’il fausse l’existence, la truque et change les hommes en singes auprès desquels ceux de Dakhata sont des seigneurs. Les gens qui, comme vous, s’en tirent indemnes sont rares. Et vous êtes si jeune. Or, la chasse telle que vous l’entendez, c’est du luxe. Je tue les bêtes, les gens aussi, pour me défendre ou pour manger. Les chasseurs noirs font de même. Et quand ils vont à l’affut du fauve, c’est pour vendre des peaux de lion ou de léopard. Pas pour avoir un beau tableau ».

Kessel Joseph, Fortune Carrée, page 204.

Dans cet extrait, Joseph Kessel fait parler Mordhom (un personnage copié sur la personnalité d’Henry de Monfreid). Ce dernier explique à Philippe Lozère (un jeune bourgeois français rêvant d’aventure) sa vision de la chasse. Ils se trouvent tous les deux en Éthiopie, sur un promontoire rocheux dominant une vallée sauvage. Philippe Lozère représente l’archétype du bourgeois français de l’époque. Kessel le décrit tout au long du livre comme aisé, souvent en décalage avec la réalité de l’aventure. Son innocence métropolitaine lui permet de s’extasier à chaque nouvelle étape du voyage, à chaque nouvelle rencontre ou épreuve. Sa richesse, souvent rappelé dans le livre, lui permet de se sortir des mauvaises situations, faussant le sentiment d’aventure. Dans l’histoire, il aurait prêté de l’argent à Mordhom pour que ce dernier achète des armes et les livrent à d’autres marchands. L’accompagnant dans l’aventure, il cumule plusieurs stéréotypes du colonialiste en Afrique, notamment le plaisir de la chasse. L’ignorance des rivalités ethniques locales, la naïveté et le manque de prudence sont d’autres traits du personnage. Enfin, concernant l’administration coloniale, Rimbaud n’est pas avare en critique :

« Nous attendons notre nouveau gouverneur, qui paraît-il, à quelques éducations européennes. Le chasseur d’éléphants que vous nous avez envoyé d’Aden caracole indéfiniment dans les gorges de Darimont et débouchera par ici quand il aura séché ses votris K de porc et de perserved milk »

Arthur Rimbaud, correspondance[8].

Ces écrivains dressent une lecture souvent opposée à l’histoire officielle racontée par les universitaires ou l’administration coloniale. Ils s’opposent tantôt violemment à l’administration coloniale, tantôt font le choix de l’ignorer. Fortune Carrée dresse les aventures de plusieurs personnes, du Yémen, à l’Éthiopie en passant par le détroit de Bab-el-Mandeb ou encore Djibouti. Kessel fait le choix, dans cette histoire d’aventure d’ignorer la société coloniale de Djibouti. Cette dernière n’est pas mentionnée dans le roman alors qu’il en utilise les infrastructures comme le chemin de fer.

Seul Romain Gary offre une image différente de la colonisation française au Territoire Français des Afars et des Issas. L’écrivain raconte dans Les trésors de la mer Rouge un témoignage émouvant des dernières années françaises à Djibouti. Conscient de vivre les derniers instants de la colonisation, son livre peut être perçu comme une éloge perdue à ces hommes qui ont donné leur vie ici.

« Ils sont tous là. Il ne manque pas un mouchoir blanc sur une nuque de légionnaire, pas un burnous rouge de spahi, par un rire dur de ceux qu’on appelait jadis les « joyeux »… Vous les verrez tous, dans les rues de Djibouti, pour encore quelques secondes d’histoire, ces fantômes bien vivants surgis d’un monde évanoui, d’une France dont la « force de frappe » était faite de ce qu’on appelait alors « matériel humain ». J’ai vécu avec le Groupe nomade, celui qui veillait autrefois sur les confins sahariens, avec ses chameaux et ses postes tout blancs perdus dans le désert que les anciens de Sidi-bel-Abbès appellent encore entre eux « bordjs » dans un murmure un peu honteux… Ce sont les mêmes murs crénelés avec leurs sentinelles noires qui scrutent un horizon d’où ne sortiront plus pourtant les cavaliers chleuhs d’Abd el Krim, le chef de la révolte du Rif marocain, il y a quarante cinq ans.  

J’ai vu ceux dont vous chercherez en vain les mines « colonialistes » lors de nos défilés du 14 juillet : les sérouals noirs des hommes de la frontière éthiopienne sont ceux de l’Escadron blanc, les « marsouins » et l’Infanterie coloniale n’ont rien perdu de leur allure […]. »

Gary Romain, Les trésors de la mer Rouge, page 15

Dans son ouvrage, il décrit le désarroi, la solitude, la folie de ces hommes qui, bien qu’ils soient différents – et souvent ennemi[9], ont décidé de mettre leurs différents de côté pour vivre en paix sur ce dernier îlot temporel qui les accueille. Il recueille les propos du Haut-Commissaire français :

« Pour le reste, tu verras ici l’armée de l’Empire mort. A l’état d’échantillon. Elle se rend en quelque sorte les derniers honneurs. Une espèce de musée… Trois mille hommes mais tout y est… Il ne manque que le père de Foucauld. Nous mettons ici le point final à l’ère des empires coloniaux et nous veillons à ce que ce point soit lumineux… »

Gary Romain, Les trésors de la mer Rouge, page 20

4. Du succès aux effets pervers.

Les différents écrivains connaitront un succès auprès du public français. Ce dernier découvre la Corne de l’Afrique à partir des années 1920 – 1930. Les livres de Henry de Monfreid seront suivis par des films d’aventures à la télévision. Les reportages de Londres ou de Kessel seront salués par le public français. Ainsi, lorsque Kessel réalise sa série de reportages sur l’esclavage en Abyssinie et en mer Rouge, dès le premier article paru dans le journal Matin, le tirage s’élève à plus de 150 000 exemplaires[10].

Toutes ces œuvres dresseront l’image d’une Corne de l’Afrique fantasmée où règne le danger et des pratiques illégales comme l’esclavage. Pourtant, l’image perçue par le public français sera en décalage constant avec les réalités locales. Colette Dubois l’illustre bien par l’exemple du trafic d’esclaves[11]. Les ouvrages de Kessel, Marché d’esclaves et Fortune carrée, sont publiés au début des années 1930. Il s’en répand alors une image d’une Corne de l’Afrique en proie à l’esclavage. Pourtant, à la même époque, le trafic d’esclaves tend à s’essouffler, voir à disparaître.

La parution tardive des romans de Monfreid illustre aussi un important décalage. Ces derniers sont publiés à partir des années 1930 – 1940. Les seront produits plusieurs années après. Cependant, les aventures racontées se situent le plus souvent dans les décennies 1910 et 1920. Il existe alors un très grand décalage entre la réalité et la fiction.

Reportages, romans autobiographiques, photographies, autant de supports différents des écrivains qui donneront une image à la Corne de l’Afrique. N’ayant pas de vulgarisation de la part des scientifiques de l’époque, cette dernière passe obligatoirement par les œuvres et reportages de ces auteurs. Cette vulgarisation est d’autant plus particulière dans l’histoire coloniale qu’elle est le fruit de personnes marginalisées. Des auteurs comme Monfreid sont à la fois acteurs de l’histoire, anthropologues, contre-pouvoir colonial : alors que l’administration coloniale décide d’explorer l’intérieur de Djibouti à la fin des années 1920[12], Monfreid avait parcouru cette partie du territoire depuis plusieurs années. Le succès de ces œuvres entrainent plusieurs conséquences : principales sources sur la région, l’image qui s’en dégage est fantasmée et en décalage par rapport à la réalité.

Pour aller plus loin, quelques ouvrages :

De Monfreid Henry, Les secrets de la mer Rouge, Grasset, 2002.

Gary Romain, Les trésors de la mer Rouge, Folio, 2009 [1971],

Kessel Joseph, Fortune Carrée, Pocket, 2015 [1932].

Kessel Joseph, Marchés d’esclaves, LEF, 1933.

Londres Albert, pêcheurs de perles, Serpent à Plume, 2008 [1931].


[1] On pourra aussi citer « La croisière au hachich », « La poursuite du Kaïpan », « Les secrets de la mer Rouge » ou encore la Trilogie de la mer Rouge et tant d’autres romans d’aventures écrit par Henry de Monfreid dans la Corne de l’Afrique et la mer Rouge.

[2] IMBERT-VIER Simon, Tracer des frontières à Djibouti : des territoires et des hommes au XIXe et XXe siècle. Karthala, Homme et Sociétés, Paris, 2011. 480 pages.

[3] Djian Jean-Michel, Rimbaud, le roman de Harar, 2015. [Documentaire consulté en ligne] https://www.youtube.com/watch?v=-IO7sySwVbI

[4] CHAUVEAU Jean Pierre, JUL-LARSEN Eyolf & CHAHOUD Christian. Les pêches piroguières en Afrique de l’Ouest, Karthala, Hommes et Sociétés, Paris 2000. 390 pages.

[5] Concernant l’esclavage, on retrouve d’autres descriptions dans l’ouvrage de Joseph Kessel, Fortune carrée (1932).

[6] GASCON Alain, « Djibouti : Singapour sur Mer Rouge. Un confetti d’Empire futur dragon africain », Outre-Terre, 2005/2, N°11. Pages 451 – 466.

[7] Il faut ici émettre un doute quant à certaines anecdotes. Henry de Monfreid aurait tenté d’aider le gouvernement français pendant la première guerre mondiale en espionnant la côte yéménite. (Daniel Grandclément, L’Incroyable Henry de Monfreid, Paris, Grasset, 1998).

[8] Djian Jean-Michel, Rimbaud, le roman de Harar, 2015. [Documentaire consulté en ligne] https://www.youtube.com/watch?v=-IO7sySwVbI

[9] Dans son livre, Gary part à la rencontre d’un militaire ayant perdu la raison se cachant au Nord de Djibouti. Ce dernier, ancien membre de l’OAS aurait assassiné les fils du Haut-Commissaire français de la colonie.

[10] Dubois Colette, Chapitre 6 : Une traite tardive en mer Rouge méridionale : la route des esclaves du golfe de Tadjourah (1880 – 1936), page 212. [in] Traites et esclavages en Afrique Orientale et dans l’Océan Indien. (Sous la direction de Henri Médard, Marie-Laure Derat, Thomas Vernet et Marie Pierre Ballarin). Esclavages, Karthala. 2013.

[11] Ibid.

[12] IMBERT-VIER Simon, Tracer des frontières à Djibouti : des territoires et des hommes au XIXe et XXe siècle. Karthala, Homme et Sociétés, Paris, 2011. 480 pages.