Être pêcheur à Djibouti : le paradoxe d’un secteur prometteur à bout de souffle

Cet article a été réalisé à partir d’une étude de terrain à Djibouti. Toutes les données – notamment chiffrées – ont été obtenue auprès de pêcheurs, fonctionnaires ou personnes en lien avec le milieu maritime djiboutien.

Le proverbe somalien « je ne parle pas à une bouche pleine de poisson » résume parfaitement la situation du secteur de la pêche à Djibouti. Alors que le pays ne dispose d’aucune agriculture à cause des conditions climatiques, la question de la souveraineté alimentaire se pose. L’ensemble des produits agricoles que l’on peut trouver sur les marchés djiboutiens provient de l’Éthiopie. Déjà dépendant du commerce éthiopien pour la prospérité de son port, Djibouti cumule cette autre dépendance. Mais la situation éthiopienne, instable suite aux famines et aux aléas climatiques, questionne sur ce lien fragile et sur l’approvisionnement durable des denrées vers Djibouti. Quant au bétail djiboutien, souffrant des dernières sécheresses, les cheptels sont de moins en moins nombreux.

Face à ce constat, la pêche semble être une solution à un début de souveraineté alimentaire. Les eaux djiboutiennes, notamment le golfe de Tadjourah, sont riches en poissons. La FAO estimait, lors du lancement du programme PRAREV (Programme d’appui à la réduction de la vulnérabilité  dans les zones de pêche côtières) 2015 – 2016, que le potentiel de ressources halieutiques, la pêche durable, s’élèverait à plus de 48 000 tonnes par an[1]. Or, la pêche djiboutienne avoisine depuis près de deux décennies seulement 2000 tonnes par an. Le poisson ne représente qu’une part minime de l’alimentation djiboutienne, souvent préférée par les populations occidentales étrangères. La pêche, secteur sous-développé : comment expliquer cet important décalage ?

1. Aux origines, un secteur étranger… pour étrangers

La pêche, amenée par les Yéménites au cours des siècles passés et notamment le XXème siècle, témoigne du caractère étranger de ce secteur d’activité. Les Afars, autant que les Somalis, ont dans leur langue respective un vocabulaire marin emprunté à la langue arabe[2]. En contact avec les populations africaines, les Yéménites ont régné sur la mer Rouge pendant plusieurs siècles. Avec l’arrivée de la colonisation française, de nombreux yéménites se sont installés à Djibouti. Pêcheurs, commerçants, ils y développèrent le secteur de la pêche qui est longtemps resté leur monopole.

Les Afars et Somalis, peu familiarisés au milieu maritime – sauf dans les villes portuaires à l’image de Tadjourah, interface commerciale avec les navigateurs yéménites – ont toujours été davantage tournés vers les terres. De « tradition » pastorale, ces peuples parcouraient l’espace de la Corne de l’Afrique : de l’Érythrée jusqu’en Somalie. Se limitant à l’usage de la viande issue du bétail, le poisson est un aliment  étranger autant pour les Afars que pour les Somalis. Les consommateurs sont principalement français ou occidentaux, et les recettes des restaurants de poissons, à Djibouti-ville, sont originaires du Yémen – tel le poisson à la yéménite.

Malgré des programmes de promotion de la pêche et de l’alimentation maritime depuis l’indépendance en 1977, la consommation de poisson est toujours faible. L’objectif fixé de 5000 tonnes de poissons en 2010 a été un échec. Le nombre de pêcheurs est lui aussi très faible, voire en perte de vitesse. Des témoignages recueillis à Tadjourah évoquent près de 300 pêcheurs à la fin du XXème siècle. Toujours selon ces mêmes sources, il y aurait aujourd’hui moins d’une centaine de pêcheurs à Tadjourah. Le constat semble identique à Obock.

2. L’abandon du secteur primaire jugé trop vulnérable

Le rêve de la jeunesse djiboutienne – comme dans de nombreux pays en développement – consiste à intégrer des corps de métiers rémunérateurs : la sphère du commerce privé ou celui, protégé, des fonctionnaires d’État. Les métiers liés au secteur primaire sont en perte de vitesse dans une économie djiboutienne de plus en plus tournée vers les services et le commerce international. L’augmentation du nombre de terminaux portuaires, d’opportunités économiques en lien avec la Chine ou l’Éthiopie ainsi que l’émergence d’un rêve de la consommation de masse relèguent au second plan les métiers primaires.

Pasteurs ou pêcheurs sont des métiers avant tout perçus comme épuisants, peu rémunérateurs et proposant des conditions de vie et de santé très précaires. Évoluant le plus souvent dans les milieux ruraux, ou villes secondaires, les populations sont éloignées des écoles, des dispensaires médicaux et autres services. Les activités sont éprouvantes : à cause de la chaleur de la journée, une grande majorité des pêches se déroule la nuit. L’utilisation quotidienne du khat comme stimulant pour la pêche limite les chances d’épargner et enferme les pêcheurs dans une dépendance et un cercle vicieux. Pêcher pour acheter du khat. « Khater » pour pêcher. Selon les données récoltés à Tadjourah auprès des pêcheurs, le khat représente ainsi entre 40 et 60% du budget de la pêche.

Les revenus des pêcheurs sont peu élevés, irréguliers et dépendent aussi bien des aléas climatiques/saisons de pêche que de la volonté du pêcheur à vouloir s’aventurer en mer. Les pêcheurs ne disposent d’aucune couverture médicale et la possibilité d’emprunter de l’argent, auprès de structures étatiques ou des banques, leur est inaccessible. Pourtant, les pêcheurs, faute de moyens financiers, ne peuvent maintenir leur activité rentable.

3. « Des obstacles sur toute la ligne de production : de la pêche à l’assiette »[3]

Pêcher nécessite du matériel en bon état : matériel de pêche (ligne etc.), de stockage (glace, électricité), embarcation, carburant, etc. Entretenir une embarcation de pêche demande des corps de métiers spécialisés : des menuisiers, des mécaniciens.

A Djibouti, il n’existe aucun poste pour la maintenance ou l’entretien des bateaux. Quant à l’entretien des moteurs ou le besoin de pièces détachées, les pêcheurs djiboutiens devaient se rendre au Yémen. Depuis le rebond des tensions yéménites, en 2014, cette option n’est plus possible. A Tadjourah et à Obock, sur les plages, on découvre de nombreuses embarcations, coques retournées, synonyme d’embarcation inutilisable par manque de maintenance/pièces de rechange. Les embarcations sont de plus en plus nombreuses. Mais la dépendance vis-à-vis du Yémen ne s’arrête pas uniquement aux pièces de rechange.

Les charges comme le pétrole sont chères à Djibouti. A l’inverse, le Yémen offrait une dimension économique pour les pêcheurs : avant la guerre, les poissons y étaient vendus plus chers qu’à Djibouti pour un prix du pétrole bien moins cher. Les pêcheurs effectuaient d’une pierre deux coups en se rendant au Yémen.

Aujourd’hui, la conservation du poisson pose d’autres problèmes. Le prix de l’électricité, servant par exemple au maintien de la chambre froide, n’a cessé d’augmenter. Le manque de matériel de conservation exige une consommation rapide du poisson après la pêche. Si la situation semble changer à Djibouti-ville, dans les pôles secondaires comme Tadjourah, Obock ou les zones les plus reculées, le manque de matériel et de financements condamne la pêche à être une activité limitée.

Les épaves - boutres commerciales et embarcations de pêche - attendent d'être réparées.
Plage d’Obock – Les épaves – boutres commerciales et embarcations de pêche – attendent d’être réparées.

4. Et l’État dans tout ça ?

L’État a d’abord joué un rôle promoteur pour la pêche. Il a financé des campagnes de publicité et de dons (matériels, embarcations, carburants) pour promouvoir la pêche et le poisson comme aliment nutritif. Régulateur de l’accès à la ressource halieutique, l’État a décrété la pêche industrielle et étrangère interdite en 2001. Il a réservé la ressource halieutique à la pêche artisanale djiboutienne. Il fit ouvrir des écoles de formation de la pêche, notamment à Obock. Il créa des structures de coopératives entre pêcheurs.

Les années 1990, puis 2000, marquent un tournant majeur dans le rôle de l’État. A l’image des nombreux États africains, l’État djiboutien s’est retiré au profit d’acteurs privés ou d’organisations non gouvernementales. Les dons de matériels ont cessé, d’autant plus qu’une partie de ces dons était détournée pour des activités illicites. Des crédits et structures bancaires ont été mis en place. Ces structures furent un échec car elles étaient jugées inadaptées et, selon les pêcheurs, trop chères. Les projets étatiques se sont réduits, attendant des financements internationaux. Selon un fonctionnaire djiboutien, l’État lance des projets uniquement quand les bailleurs internationaux les financent. Les budgets étatiques se concentrent sur des secteurs plus rentables ou plus importants comme la santé ou l’éducation. Quant aux coopératives, elles se sont effondrées.

Le recours au secteur privé est le plus visible, notamment à Djibouti-ville où une entreprise algérienne a obtenu le contrôle de la concession du port de pêche. La société employait 165 salariés en 2016, dont de nombreux pêcheurs. Développant des activités de pêche industrielle en Somalie, l’entreprise dispose d’infrastructures et de matériels créant un large fossé sur les conditions entre pêcheurs de la rive Nord et ceux de Djibouti-ville.

Être pêcheur à Djibouti est souvent signe de précarité. Profession choisie faute de mieux, la pêche est caractérisée par de faibles rendements. Des fonctionnaires djiboutiens parlaient de trouver de nouveaux débouchés internationaux après la « fermeture » du Yémen. Dynamiser l’exploitation de la pêche en internationalisant les débouchés paraît être cependant une fausse idée. L’exportation de poisson à destination de l’Europe ou de l’Éthiopie – notamment pour les poissons à haute valeur ajoutée – demanderait des codes et des normes inaccessibles pour les pêcheurs. Pour d’autres cas, des barrières douanières s’élèveraient : si l’Éthiopie représente un arrière-pays exceptionnel avec plus de 90 millions de consommateurs, force est de constater qu’à l’heure actuelle, moins de 20 tonnes franchissent la frontière. Les barrières douanières éthiopiennes interdisent l’exportation de poisson depuis Djibouti[4]. Si l’exportation de poisson peut s’avérer comme un complément non négligeable de revenus pour les pêcheurs, il faut garder en tête que la souveraineté alimentaire est un objectif primordial pour Djibouti, surtout dans un contexte de sécheresses et de dépendances accrues.


[1] Rapport de conception finale : Programme d’appui à la réduction de la vulnérabilité dans les zones de pêches côtières (PRAREV-pêche). FAO. 2013. 198 pages. [Ressource électronique].

[2] MORIN Didier, Ports et mouillages de la RDD, une toponymie ambiguë. JSERST, sans date.

[3] Citation issue d’entretien avec un officier de la marine française, en charge d’actions civilo-militaires sur la pêche.

[4] Document Développement du cadre institutionnel de la pêche et de l’aquaculture à Djibouti. FAO, 2014. [Ressource électronique].

2 comments

  1. Bonjour,

    Avec une certaine expérience de Djibouti et de son environnement marin, je reste dubitatif sur le mythe d’une ressource renouvelable autour de 48 000 tonnes de poissons… L’étude initiale est ancienne et le chiffre répété à l’infini sans qu’aucune nouvelle étude moderne et crédible ne soit initiée. Demandez aux pêcheurs et il vous diront combien il était plus facile de pécher le poisson dans les années 50!
    D’autre part, avec des arguments que vous décrivez bien, on voit que le bénéfice des pêcheurs s’évapore littéralement entre carburant, maintenance du bateau et khat. par contre, ce n’est pas que la chaleur qui justifie la pêche de nuit, mais plutôt la remontée des prédateurs nocturne et le fait que les nuits sont souvent moins venteuse que le jour à Djibouti.
    Le type de poisson aussi est significatif: très peu de planctonophages et surtout des prédateurs de fin de chaine alimentaire. Cela se manifeste clairement par le peu d’intérêt porté aux petites espèces, pourtant consommées dans de nombreux autres pays.
    Je finirai ce commentaire en mentionnant l’abandon quasi total de la pêche avec des embarcations à voiles. Je pense qu’il devrait y avoir une réflexion de la part des organisations qui oeuvrent à soutenir la pêche pour un redéploiement d’embarcation peu gourmandes en carburant, pour rendre l’activité plus lucrative, et vertueusement, pour moins polluer.

    1. Merci pour votre commentaire explicatif.

      Le chiffre mentionné par les Nations unies (FAO) est en effet sujet à de nombreuses critiques dont la principale est, tout simplement, le manque d’actualisation de la donnée (datant de la décennie 1990, de mémoire). Il faut aussi rajouter que ces 48 000 tonnes sont composées de différents types de poissons, dont certains ne sont pas ou très peu consommés à Djibouti, ce qui réduit grandement les tonnes de poissons pêchés – ou ciblent certaines espèces au détriment d’autres espèces, et de leur seuil de renouvelabilité. Enfin, il faut ajouter que de manière globale, il existe une diminution de la ressource (chalutier chinois mais aussi d’un point du vue des captures aux alentours de Djibouti selon les migrations des poissons). Un cadre de la FAO, rencontré en 2016, parlait d’une nouvelle étude et d’une réactualisation des données d’ici 2020… A suivre.

      Concernant les techniques de pêche, à l’heure actuelle (après un nouveau terrain qui vient de s’achever en 2018), plusieurs techniques de pêche ont évolués, à commencer par l’apparition d’une pêche à la traine de jour (l’après-midi, entre 15h et 18h), non observée en 2016 car à l’époque, inexistante, selon les observations menées.

      Si vous avez raison de mentionner que la pêche de nuit s’effectue suite à la remontée des prédateurs nocturnes, il faut cependant noter que les conditions de travail sont davantage pénibles : l’immobilité sur le navire, le vent (moins violent que la journée mais étant plus dangereux suite à l’immobilité du navire et des pêcheurs) ,la chute des températures nocturne de quelques degrés par rapport à la journée… autant de conditions que rendent certains pêcheurs malades (pour en avoir souffert aussi personnellement).

      Enfin, concernant la pêche à la voile, il n’existe pour l’heure, aucune embarcation dotée de ce système de navigation ; l’inverse aurait tendance à se généraliser : la facilité du moteur (même si coûteux en carburant et en maintenance) est autant approuvé par les responsables des organes politiques que par les pêcheurs eux-mêmes, dont aujourd’hui, les nouvelles générations ne sauraient pas manier la voile – sans nouvelle formation. Les embarcations de pêche mouillant dans les différents ports sont souvent des modèles identiques : “données” par les organisations internationales ou étatiques dont les bateaux proviennent d’Asie, ou achetées par les pêcheurs, au Yémen.

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